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LA VENGEANCE DU MEUNIER

mêlait souvent à la ronde, clochant d’un pied, car il était boiteux.

Si le temps lui manquait pour jouer, il renvoyait les gamins après avoir rempli de fleur de froment les goujettes[1] des plus pauvres… Vous voyez que c’était un brave homme.

Pourtant il avait un ennemi : Jean Renaud, le maître du Moulin-Neuf…

Tout en bas de la colline s’ouvrait un chemin vert bordé de peupliers conduisant au Moulin-Neuf.

Une large chaussée de pierres plates continuait le chemin et séparait le bassin naturel formé en cet endroit par la rivière.

La chaussée faisait digue… retenant les eaux du bassin gauche dont le trop-plein la submergeait, puis s’écoulait à droite… on ne la passait à pied sec que durant la belle saison.

À gauche, l’eau miroitait… à droite, le fond vaseux se montrait tout l’été… Quand le trop-plein du bassin venait s’écouler en moussant par-dessus la digue, puis retombait de l’autre côté, on disait au pays :

« Les cascades marchent, au jour d’aujourd’hui. »

Large et profond, le bassin alimentait la roue du Moulin-Neuf.

Les tic tac de ce dernier s’entendaient au loin, mais sa construction basse ne se voyait qu’au débouché du chemin.

Les ronrons du vieux moulin, au contraire, n’étaient perçus que dans son propre voisinage, tandis que ses grandes ailes et son pignon dominaient plusieurs lieues à la ronde.

Pas plus que leurs machines ne se ressemblaient les deux mounets.

Jean Renaud était petit et méchant, Nicolas Aubron grand et très bon, aussi bon qu’il était grand.

Le premier jalousait le second, dont la mouture était plus fine que la sienne. À qui la faute ?…

Il le jalousait au point qu’un soir il avait placé près du Vieux-Moulin un piège à loups dans lequel son rival s’empêtra et se blessa grièvement.

François Aubron garda de l’accident une boiterie (et autre chose, un désir de vengeance)… la mouture de Jean Renaud n’en fut pas plus fine.

Cela s’était passé cinq ans auparavant. Jean Renaud, qui n’avait alors qu’un enfant, en avait trois aujourd’hui.

François Aubron n’était point encore marié, mais ça ne tarderait guère, ni vengé : il attendait une occasion.

Jean Renaud avait peu de pratiques, François Aubron se voyait forcé d’en refuser.

Et les tic tac du Moulin-Neuf et les ronrons du vieux moulin allaient à train rompu en attendant la vengeance du mounet Aubron.

Celui-ci n’oubliait point, quoiqu’il eût passé sur l’événement les neiges de cinq hivers.

Les quelques raclées administrées jadis à son ennemi n’avaient pas assouvi sa haine.

Seulement, il attendait une « occasion » : « Le failli gars… il me payera ma boiterie. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Parmi les habitués du Vieux-Moulin, il n’en était pas de plus assidu que René Linteau.

Orphelin de père et de mère, élevé par son aïeule, qu’en ce petit village bocagien on n’appelait autrement que la Bonne Dame Linteau, le garçonnet préférait, à l’austère mélancolie du château, la riante gaieté de l’humble maisonnette, où le blé se muait en farine.

Le Linteau s’étendait d’un côté jusqu’au pied de la colline. Lorsque René franchissait la grille du parc, il sentait son cœur plus léger. Le vent, qui mouvait les grandes ailes, rafraîchissait délicieusement son front, et dès que s’entr’ouvrait (toujours pour lui) l’étroite petite porte, masquée sous le lierre, il aspirait avec un plaisir nouveau les tièdes émanations de farine.

Il connaissait le moulin depuis le faîte jusqu’à la base ; au besoin, il eût su diriger le gouvernail pour placer, selon le vent, la calotte mobile : enrouler une partie des toiles lorsque la vitesse s’accélérait trop, les dérouler si elle se ralentissait.

  1. Petit sac.