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COLETTE EN RHODESIA

parages où elle avait tant souffert, lui était si pénible, qu’elle estimait presque un bienfait de ne les point voir. Elle sentait, en tout cas, que la calamité présente était peu de chose comparée aux angoisses passées ; ou, pour mieux dire, qu’entourée de tant d’affections, elle n’avait pas le droit de se croire malheureuse, même si le bon docteur Lhomond se trompait, si la cure qu’il lui promettait comme certaine n’était qu’un leurre ou une illusion, ainsi qu’elle ne pouvait s’empêcher de le craindre aux heures de découragement. Car la cécité complète était venue à cette heure, et, si chacun autour d’elle se félicitait de voir approcher l’heure de l’opération possible, l’heure qui lui rendrait la lumière, il lui était plus difficile, on le comprend, de partager cette confiance et cette joie.

Enfin on a dépassé cette côte du Somali aux tragiques souvenirs ; on a franchi la Porte des Larmes : on a traversé cette terrible mer Rouge où la chaleur est de qualité si atroce qu’on parle de malheureux chauffeurs se jetant à l’eau pour y chercher la fin d’une intolérable condition ; on arrive à Port-Saïd, où miss Mowbray a enfin la satisfaction de faire la connaissance de Colette.

C’était là que la famille Massey devait se séparer du Lily. Pour tous, le moment fut pénible.

Les dangers soufferts en commun, les grands intérêts partagés, les affinités de tous genres avaient créé entre les deux groupes des liens solides qu’il était dur de voir délier.

Lord Fairfield et Henri Massey étaient de venus inséparables ; M. Higgins déclarait en se lamentant que jamais il ne retrouverait un archéologue pareil à Martial Hardouin, deux savants universels comme le docteur Lhomond et le bon Weber ; quant à lady Théodora, elle ne savait lequel pleurer davantage dans cet aimable milieu où elle avait trouvé les aventures tant rêvées et la mort de l’ennui qui la rongeait. Colette, Gérard, Mme Massey, Lina, même la brave Martine et l’honnête Le Guen, tous en détail et en particulier lui laissaient des regrets ; mais plus que tous, peut-être, si elle eût osé l’avouer, elle déplorait de laisser derrière elle le plus grand et le plus petit : Goliath et son inséparable Tottie.

Les gazouillements délicieux de l’enfant, les incartades originales du géant, le plaisir toujours renouvelé de le regarder vivre, d’observer ses petites jalousies, son grand cœur d’éléphant, son étonnante intelligence, toutes ces choses étaient devenues pour la belle dame désœuvrée un intérêt, un amusement intarissable.

Son «kodak» en main, elle ne se lassait pas d’étudier les jeux des deux amis, de les saisir en des « instantanés » charmants. Elle en emportait tout un album qui aidait à la consoler un peu.

« On verra du moins que je n’exagère pas, disait-elle, lorsque je conterai mes impressions de voyage ! » Et lady Théodora, ayant en effet braqué impitoyablement son objectif sur les gens et les choses, pouvait hardiment défier les sceptiques, car elle se présentait les preuves en main.

Le camp boer, la tour phénicienne, Massey-Dorp, l’ambulance, les Mauvilain, tous les Massey, Benoni lui-même avec sa racaille, elle les tenait tous comme « pièces de conviction ! »

Enfin on s’est dit adieu. Le Lily a repris son vol léger vers le détroit de Gibraltar, les Massey ont pris passage à bord du Polynésien, grand courrier des Messageries maritimes, qui revient de l’Extrême-Orient, ayant cueilli sur sa route, au Japon, au Tonkin, à Colombo de Ceylan, Djibouti et ailleurs, toute une population bigarrée, qui s’ennuie ferme, selon la coutume des longues traversées, et qui accueille comme le Messie la venue d’un passager aussi peu banal que Goliath. Le transbordement de notre vieil ami n’a pas marché tout seul, pas plus que son admission ; mais heureusement, le docteur Lhomond, qui a des intelligences partout, se trouvant être en excellents termes avec le commissaire du bord, l’affaire a été menée à bien ; et une fois Goliath installé dans son box à l’avant, sous une bâche gou-