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COLETTE EN RHODESIA

Mais Colette comprend tout à coup : « J’y suis !… J’y suis !… crie-t-elle en battant des mains comme un enfant. J’ai compris ce qu’il veut dire !…

— Quoi donc ? Comment ?… Expliquez-nous ce mystère !… s’écrie-t-on de toutes parts.

— Voilà, commence Colette en souriant, un peu embarrassée pourtant de se voir le point de mire de tous les regards. Vous remarquerez que mon frère est coiffé d’un feutre boer, et que tous les chapeaux que Goliath a détruits dans son inexplicable colère étaient, comme celui-ci, des feutres mous… Eh bien ! voilà l’explication : un feutre mou lui rappelle les Boers… et comme il ne peut pas les souffrir…

— Il ne peut pas souffrir les Boers ?… Bravo, Goliath !… brave Goliath !… homme de goût !… le plus grand des Jingoes !… s’écrient tous les Anglais enchantés.

— Tu as, ma foi, raison ! dit Gérard ; ce doit être cela… » Et, enlevant son feutre, il le présente à Goliath, dont toute la peau semble se hérisser à ce contact, par ce phénomène connu sous le nom de chair de poule : il détourne les yeux, pousse un petit gémissement… et comme Gérard persiste à lui mettre sous le nez l’odieux couvre-chef, il n’y tient plus, le saisit, le jette à terre et le foule aux pieds avec un cri de rage et de triomphe. Tout le monde rit, et les Anglais, applaudissant à tout rompre, font une ovation à Goliath qui, sa rage assouvie, a repris son grand air calme et fixe majestueusement sur le public son petit œil narquois.

Les Anglais sont ravis, car Goliath est most popular à bord : un jeune insulaire d’une vingtaine d’années, qui revient en Europe pour achever ses études à l’Université d’Oxford, est si enchanté qu’il verse le contenu d’une bouteille de champagne dans un grand récipient et l’offre à Goliath, qui le lampe incontinent sans se faire le moins du monde prier, au milieu des rires de tous.

« Ah ! ce vieux Goliath !… c’est donc un des nôtres, un bon Jingo… fait le major en se frottant les mains. Le croyez-vous originaire des Indes, ma chère mistress Hardouin ?

— Oh ! pas du tout ! Goliath, j’en suis persuadée, est né et a vécu en Afrique jusqu’au jour où il nous a adoptés… Et je ne crois pas, continua la jeune femme avec malice, que sa haine pour les Boers implique la moindre affection pour les sujets britanniques… C’est une affaire toute personnelle entre lui et nos pauvres Transvaaliens…

— Des sauvages… des malotrus… des esclaves ivres… protestent les Anglais. Cet animal le comprend.

— Allons, allons, dit le major, qui est un brave soldat et sait reconnaître la bravoure des autres, de fiers combattants, en tout cas !… Attendons de les avoir battus pour dire du mal d’eux, ce sera plus digne…

— Mais l’explication de sa haine pour ces détestables Boers ? reprend le jeune Oxonian. Ne nous l’expliquerez-vous pas, madame ?

— Bien facilement : l’ami Goliath, au cours de son existence mouvementée, a été enrôlé de force un jour dans l’armée boer. Il s’est vu enchaîné et emprisonné ; or Goliath, qui est un soldat chevronné et qui a fait ses preuves contre des ennemis divers, n’a pu oublier l’indignité à laquelle il a été soumis. Il veut bien se battre, et nul ne le surpasse en bravoure, je dirais presque en férocité, dans le combat ; mais il veut le faire librement, et choisir ses ennemis ; n’est-ce pas, vieux ?… »

Goliath fait entendre un murmure d’assentiment.

« C’est ce que je disais !… Il a pris le parti des Anglais !… brave animal !… s’écrient le major, le jeune étudiant et plusieurs autres.

— Non, non, pardon I… Il déteste les Boers, mais vos succès, — ou le contraire, — le laissent parfaitement indifférent, messieurs…

— Bah ! bah ! cela est-il possible ?… Il faut être pour ou contre, n’est-ce pas ?… Et Goliath est manifestement pour nous !… »

Et, en dépit des protestations de Colette, il demeure acquis sur le Polynésien que Goliath est anglophile fervent, et que sa haine des Boers n’a d’autre raison que son amour des Anglais !…

Ainsi se créent les légendes…