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Bon ! voilà ses oies qui fichent le camp ! Pauvre môme ! Attends, petit, je vais t’aider », cria-t-il, franchissant les trois marches qui le séparaient de la cour.

Mais les oies, effrayées, se dispersaient de tous côtés. En vain leur maître appelait : « Jaspine ! Clopinette, Merveille !… » car chacune avait son nom ; les entêtées n’écoutaient rien.

Marc courait deçà, delà, ne se doutant guère que la vue de son uniforme achevait de les affoler.

Cette chasse avait amené les cinq convives à la porte. Ils riaient comme des enfants à en suivre les péripéties. Dolmer proposait que tout le monde s’en mêlât.

Enfin, le propriétaire des oies parvint à grouper son troupeau dans un coin.

Planté devant elles, maintenant, montant la garde, il suivait d’un regard anxieux les allants et venants, l’air d’attendre quelqu’un.

Soit que la gaieté des amis d’Aubertin l’eût effarouché, soit qu’il ne jugeât pas ce dernier à même de lui donner le renseignement dont il avait besoin, l’enfant s’était borné à un remerciement timide, une fois ses bêtes réunies.

Car c’était un enfant : douze à treize ans au plus. Et si bizarrement accoutré ! Les pieds nus, le pantalon retroussé jusqu’au genou, tandis que le reste du corps se dissimulait sous des loques immenses, sans proportion avec sa taille menue.

Il avait la tête couverte d’un chapeau en feutre gris à larges bords, un chapeau d’homme sous lequel se perdait sa figure maigriotte et qui enveloppait d’ombre ses yeux noirs sérieux et observateurs.

Pour son manteau, le pauvre petit ! ce n’était autre chose qu’un vieux dessus de parapluie, une loque de couleur indéfinissable, où les averses, le soleil, tout ce qui lave, use, flétrit, avait dû s’acharner des années, et dont il avait agrandi l’ouverture pour lui permettre de passer la tête.

L’ensemble se complétait d’un paquet noué dans un foulard rouge à dessins multicolores, et d’une paire de souliers suspendus à un bâton qu’il portait appuyé sur l’épaule.

Son accoutrement ne semblait ni le gêner, ni l’humilier, au reste. À sa mine fière, on eût plutôt pensé qu’il se trouvait habillé à son goût.

La vue du chef de gare parut mettre fin à ses perplexités. Ce devait être lui ou l’un de ses employés qu’il attendait, car tout de suite il s’avança et, ouvrant sa main au fond de laquelle luisait une pièce d’argent :

« Vous pourrez bien nous transporter, moi et mes oies, jusqu’à Beaune pour cinq francs, monsieur, s’il vous plaît, dit-il en soulevant poliment son vaste chapeau.

— Dans le même compartiment, peut-être ? s’informa le chef de gare, narquois.

— Dame !… oui, monsieur, repartit naïvement le petit, je ne peux pas les donner à garder à d’autres.

— As-tu quelque idée de la façon dont les voyageurs sont installés ?

— Non, monsieur, je n’ai jamais voyagé, je demeurais dans la montagne, j’en suis sorti hier pour la première fois. »

Il s’interrompit :

« Tout de même, je crois que je mens. J’ai dû venir dans ce pays-ci en wagon ; mais j’avais six mois.

— Tu es excusable de ne pas te souvenir que les oies se transportent en cage, fit le chef de gare, se mettant à rire. Achètes-en une, enfermes-y tes bêtes et on vous embarquera.

— Ça doit coûter cher, une cage, remarqua l’enfant, la mine soucieuse : jamais je n’aurai de l’argent assez ! Et puis… est-ce que vous en vendez, monsieur ?

— Non, mon garçon. Nous nous bornons à les expédier, ici. Mais tu trouveras cela en ville. »

Le regard du gamin devenait de plus en plus désolé. La nécessité d’acheter une cage, la difficulté de parcourir les rues avec ses oies, difficulté dont il venait de faire l’épreuve, compliquaient vraiment trop les choses.

« On m’avait pourtant dit… », murmura-t-il les yeux à terre, hésitant…

Il demeura ainsi quelques secondes à réfléchir.