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P. PERRAULT

Oui… mais seulement en désespoir de cause… Car… forte de son droit, la justice voudrait savoir pourquoi Pierre Marcenay se mettait en quête d’un individu dont personne ne s’était soucié en l’espace de vingt-cinq ans.

Comment expliquer cette sollicitude ? Que répondre ? Si, avant d’accorder l’autorisation de consulter les archives du greffe, un magistrat voulait apprendre quel intérêt avait à ces recherches celui dont la plainte dormait dans les cartons, « classée » depuis un quart de siècle ?

Discrétement, se contenterait-il, ainsi que l’avait fait le maire de Thouars, de cette raison, suffisante, mais évasive dans sa forme : « Une communication importante et heureuse… » ? Non : Pierre le pressentait.

Interrogé par un juge accoutumé à scruter les consciences, il se verrait acculé à un mensonge ou à un aveu. Le mensonge, il se savait incapable de l’imaginer assez habile : sa nature y était trop réfractaire.

Reculerait-il devant l’aveu !… Non, certes ! Tout ! même cette humiliation, plutôt que de garder au détriment d’un autre cette fortune. Mais à la dernière extrémité seulement, et quand il aurait perdu l’espoir de parvenir au but par une autre voie : il ne s’y résoudrait pas avant !

Cette voie, il est vrai, il ne l’entrevoyait point. Aucun fil conducteur, pas un indice. De quel côté chercher ? il ne savait plus, comptant peu sur les découvertes qu’on pourrait faire à Bressuire, en dehors de la démarche au greffe, tant redoutée.

En effet, avec les diligences, le registre des voyageurs avait dû disparaître. Dès lors, que restait-il comme point de repère ?

Le docteur Cousin avait dû parler de l’accident autour de lui, sur le moment ; peut-être à ses amis, peut-être dans ses tournées de visites, pour occuper l’esprit de ses clients d’autres choses que de leurs propres maux.

Mais vingt-trois ans s’étaient écoulés depuis que le vieux médecin de Saint-Varent avait quitté ce monde. Survivait-il dans le souvenir de quelques-uns ? Et quand même !… À quel titre fût restée dans la mémoire des gens cette aventure banale ?

« Si encore j’avais Fochard pour me piloter, murmura Pierre, lui qui connaît tout le monde là-bas ! »

Il traversait alors une rue fort passante aboutissant à la place où se tenait la foire dont c’était précisément le jour.

À chaque instant, il se sentait frôlé par les grandes ailes flottantes des hauts coeffages vendéens, heurté brutalement par les paniers alourdis des ménagères. Les camelots lui criaient aux oreilles les journaux du matin ; les gens en voiture invectivaient les piétons trop lents à se garer : c’était un vacarme à ne pas s’entendre.

Pierre y demeurait aussi indifférent qu’étranger. Il se laissait frôler, heurter, assourdir, sans interrompre ses recherches dans un carnet où il se croyait assuré d’avoir inscrit, en quittant Dôle, avec leur adresse, la date à laquelle ceux de ses amis qui ne rengageaient pas auraient terminé leur temps de service.

Une exclamation de dépit lui échappa, lorsqu’il eut mis la main sur la page annotée : Omer Fochard devait être chez lui depuis le 15 janvier !

Courir les grands chemins tout seul par ce temps triste, dans ce pays inconnu, alors qu’il lui eût été loisible d’avoir un compagnon aussi gai qu’avisé ? Pierre ne s’en consolait pas.

Il se promit de se rendre à Saint-Varent le jour même. Le temps d’envoyer une dépêche à Omer, afin d’annoncer sa visite, et il partait.

Au moment où il en décida ainsi, le jeune homme était parvenu à deux pas de son hôtel. Distraitement, sans songer à s’assurer d’un coup d’œil que le passage était libre, il quitta le trottoir et s’engagea sous la voûte. En sens inverse, une voiture franchissait le porche à une allure un peu trop vive. Un des brancards heurta légèrement Marcenay, qui ne s’était point rangé assez vite.

« Oh là ! oh !… » cria le conducteur, tirant sur les rênes, afin d’obliger son cheval à reculer.

Puis, à Marcenay :

« S’il était survenu un accident, monsieur,