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ANDRÉ LAURIE

— Aussi tend-il à prendre le large, riposte promptement Gérard. Vous, papa, vous avez le privilège de voir tout en beau. Mais, dites-le, à part quelques exceptions, n’estimez-vous pas que vos anciens amis se sont légèrement momifiés ?

— Ils piétinent un peu sur place, ce n’est pas contestable, dit M. Massey en souriant. J’ai été assez surpris, je l’avoue, en revoyant à mon cercle les mêmes figures, à la même table, faisant la même partie de manille, disant les mêmes choses, du même ton… mais il n’y a pas à dire, c’est un système qui conserve. Ces gens-là n’avaient pas vieilli d’un jour !

— Horrible ! dit Henri en riant. Ce mot fait penser à des curiosités dans un bocal !… Mais ce qui m’étonne, ce qui me renverse, c’est qu’on puisse s’entasser comme on fait dans toutes nos grandes villes. Ces maisons de six étages, remplies, de la cave au grenier, de familles empilées les unes sur les autres comme des sardines en boîte, c’est un spectacle positivement affligeant. Sans mentir, je préférerais la hutte des Matabélés !

— Il y en a une de ce modèle qu’on voit de la fenêtre de ma chambre et que je ne me lasse pas d’admirer, dit Gérard. Du haut en bas des sept étages, tous tracés sur un même plan, on peut voir sept familles, dînant, déjeunant aux mêmes heures, mangeant les mêmes plats, faisant les mêmes gestes, siégeant dans le même décor : c’est fantastique !

— C’est désolant ! on se sent ankylosé rien qu’à penser à cette vie de cloportes. Ah ! si je n’avais à cœur de voir ma mère bien-aimée rendue à la joie, à la lumière, que j’aurais vite fait de reprendre le chemin du veldt ! s’écria Henri, impétueusement. Que ne puis-je, en ce moment, faire le coup de feu aux côtés de ces intrépides Boers, les aider de tout mon faible pouvoir dans la défense sacrée de leur indépendance !

— Les Boers ! répéta Colette, surprise et attristée. Mon pauvre Henri, leur cause n’est-elle pas perdue, et bien perdue, depuis la prise de Cronjé ?

— Perdue ! protesta Henri. Elle ne l’est, ne le sera jamais. Quand des patriotes, — hommes, femmes et enfants, — ont résolu de donner leur sang jusqu’au dernier, une cause n’est jamais perdue !

— Mais qu’espérer lorsque tous auront péri sous le nombre ?

— Ils renaîtront de leurs cendres ! fit Henri avec force. Écoutez bien ce que je vous dis : dans deux ans, dans trois, dans dix, la guerre boer durera encore ou couvera sous la cendre pour recommencer !… Jamais l’Anglais n’aura raison de cœurs si hauts !… »

Tout le monde se tut, se rappelant ce que Henri avait laissé là-bas pour obéir au devoir filial : une pure fiancée exposée tous les jours aux dangers, aux rudes fatigues de la guerre ; et, craignant d’augmenter sa tristesse, ils n’eurent garde de dire combien peu ils comptaient voir cette poignée de braves résister plus longtemps aux forces écrasantes de l’Empire britannique. Et pourtant, c’était ici la déraison qui avait raison. Car, enfin, dix-huit mois après cet entretien, la guerre durait toujours au Transvaal, et, même à supposer une trêve momentanée résultant d’un compromis inévitable, les mêmes motifs qui ont causé la rupture amèneront une reprise des hostilités.

Autres soucis :

Goliath si parfait ami, si fidèle gardien, si brave à la guerre, si plein de qualités et même de vertus, Goliath si grand dans l’infortune se montre petit devant les médiocres épreuves de la vie civilisée. Certes, il aime toujours ses amis ; sans doute sur ce point, la pauvre bête est incapable de changer. Mais à d’autres égards sa personne morale paraît s’être détériorée. Lui jusque-là si convenable, irréprochable pour mieux dire, dans ses manières, il a pris une sorte d’attitude bohème, je m’enfichiste, qui étonne et afflige ses admirateurs. Il ne soigne plus sa tenue, il manque d’égards aux gens ; il marche dans toutes les plates-bandes — au figuré et autrement. Évidemment ses croyances ont subi quelque choc fatal, et, pareil à d’autres iconoclastes, il piétine sur ses idoles tombées. En vain Colette l’admoneste et le morigène. Il parait un