Page:Magasin d'Éducation et de Récréation, Tome XIV, 1901.djvu/326

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voyant le capitaine King faire un signe approbatif, voilà qui paraît autrement admissible que l’existence d’un monstre marin…

— Et quel monstre, ajouta le docteur Filhiol, capable de transporter notre navire avec une vitesse de quarante lieues à l’heure !

— Bon ! répondit maître Ollive, allez dire cela à Jean-Marie Cabidoulin, et vous verrez s’il abandonne son kraken, son calmar ou son serpent de mer ! »

Peu importait, en somme, que le tonnelier s’entêtât à ses histoires fantastico-marines. L’essentiel eût été de reconnaître jusqu’à quelle latitude le Saint-Enoch pouvait s’être élevé ce jour-là.

M. Bourcart prit sa carte et chercha à établir la position. Très vraisemblablement, la direction suivie s’était maintenue vers le nord. Il y avait donc lieu d’admettre que le navire, après avoir franchi le long semis des Kouriles au large de la dernière île, avait traversé la mer de Behring. Autrement, il se fût déjà fracassé soit contre cet archipel, soit contre celui des Aléoutiennes plus à l’est. À la surface de ce bassin aucune terre n’émergeait qui eût pu lui faire obstacle. Il devait même, étant donnée sa vitesse, avoir franchi ce détroit à peine large d’une quinzaine de lieues. Or, en le franchissant, il eût suffi que l’immense lame obliquât de quelques milles à l’est ou à l’ouest pour se jeter sur le cap Orient de la terre d’Asie ou sur le cap du Prince de Galles de la terre d’Amérique. Mais, puisque cet écart ne s’était pas produit, pouvait-on douter que le Saint-Enoch ne fût déjà en plein océan Arctique ?…

Et alors le docteur Filhiol de demander à M. Bourcart :

« À quelle distance de cet écueil se trouvait donc située la mer polaire ?

— Dix-sept degrés environ, répondit le capitaine, ce qui, à vingt-cinq lieues par degré, donne près de quatre cent vingt-cinq lieues…

— Ainsi, déclara M. Heurtaux, nous ne devons pas être éloignés du soixante-dixième parallèle ! »

Le soixante-dixième parallèle, c’est celui qui limite l’océan Arctique, et, à cette époque de l’année, la banquise polaire ne pouvait être éloignée !

Ainsi les cinquante-six hommes, embarqués sur le Saint-Enoch, couraient vraisemblablement à la plus épouvantable des catastrophes. Ce serait au milieu des solitudes hyperboréennes que se perdrait leur navire. À cette