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P. PERRAULT

— Cela ne nous fait rien du tout. Nous jugeons, l’oncle Charlot et moi, que nous sommes assez riches de notre propre fonds : cet héritage était vraiment du superflu. Nous ajoutons ce qui nous fût revenu à la part de Legonidec. Pauvre homme ! il n’a laissé personne qui pût en profiter. Sa lettre dit expressément : « Mon nom s’éteint avec moi… » Mais la compensation pour lui, la voici : ce nom, qu’il croyait disparu, survivra pour être béni. Il sera inscrit au fronton du sanatorium que nous avons convenu, M. Aubertin, Marc et moi, d’édifier là-bas, dans son pays natal, au bord de la mer, pour les petits enfants malades ou anémiés, et dont Greg sera un jour le directeur et le médecin.

— Moi ? monsieur Pierre ; vous avez pensé à moi pour ça ?

— Oui, petit Greg… Remercie ma tante, ajouta le jeune homme ironiquement ; c’est à elle que tu dois de l’apprendre aujourd’hui. J’aurais attendu quelques années, moi, pour te le dire. »

Greg s’était élancé vers Pierre, pendu à son cou, et le serrait à l’étouffer, mais n’articulait pas un mot.

Même à cette minute d’indescriptible émotion, il se possédait assez pour ne pas se trahir.

Enfin, un peu remis, plus sûr de lui, le petit-fils de Legonidec prononça, grave et assuré comme un prophète :

« Le bon Dieu vous bénira, monsieur, parce que vous êtes juste. »

Sa pensée s’était fait jour malgré tout !

Juste !… Moins absorbé par les divers incidents de cet entretien mouvementé, Pierre eût été surpris que sa communication éveillât une idée de justice, non de bonté, chez l’enfant.

Mais le mot passa inaperçu… Le jeune homme songeait combien la bénédiction divine avait besoin de s’étendre sur sa vie, et un involontaire soupir montait à ses lèvres.

« Pas un mot, n’est-ce pas, Greg, ni de ton avenir, ni de rien, à personne !

— De rien, à personne, répéta celui-ci d’une voix ferme et réfléchie, comme si, en refaisant cette promesse, il embrassait d’un regard intérieur tout ce qui, à jamais, devait rester scellé dans le tréfonds de sa mémoire.

— À présent, mon petit, va faire ta commission. »

À ces mots, Mme Saujon, que tant de déboires avaient tenue écrasée sur son siège, retrouva des forces pour bondir vers la porte :

« C’est me braver, Pierre ! je ne veux pas que tu revoies ces deux intrigantes.

— Et moi je vous défends d’insulter mes amis.

— Si tu revois les Lavaur, je te chasse.

— Le malheur, c’est que je suis chez mon oncle et qu’il est le chef de la communauté.

— Nous verrons bien… Tiens, si tu persistes, je te maudis !

Sa main s’étendait, tragique, prête à la réprobation dont elle le menaçait.

« Oh ! je peux affronter votre malédiction, puisque Greg assure que Dieu doit me bénir… »

Et, d’un signe de tête, il commanda au jeune garçon de passer outre.

Greg traversa le vestibule en courant, tant il craignait que « l’autre » n’intervînt à nouveau, et, franchissant d’un saut les marches du perron, il s’engagea dans l’allée principale à la même allure.

Chez l’oncle Charlot, un silence absolu régnait.

Caroline, toujours debout, suffoquait de rage à se sentir impuissante contre cette volonté calme, mais qui ne fléchissait point.

Après avoir suivi un instant petit Greg des yeux, Pierre, qui s’était rapproché de la fenêtre, revint se planter devant sa tante, et, d’un ton presque affectueux :

« Maintenant que nous sommes entre nous, je vais vous dire la vérité telle quelle : votre opinion sur ma conduite en sera modifiée, je n’en doute pas », affirma-t-il.

Et l’ayant doucement forcée de se rasseoir :

« Nous aborderons ensuite la question de bon voisinage. Vous me rendriez très malheureux en vous obstinant à cette brouille, dont le motif est puéril, si vous n’avez réellement rien à vous reprocher. »