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destinées à l’établissement de tentes, lorsque les tempêtes de neige rendraient le cheminement impossible.

Le lendemain, après une dernière nuit passée dans le poste et le carré, après un dernier repas à bord, M. Bourcart et ses compagnons, le capitaine King et les siens, se mirent en marche.

Ce départ ne se fit pas sans une vive émotion, sans un profond serrement de cœur !… Cette épave, qui avait été le Saint-Enoch, les yeux ne la quittèrent qu’au moment où elle disparut derrière les hauteurs de la banquise !…

Et comme maître Ollive, toujours plein de confiance, disait au tonnelier :

« Eh bien… vieux… on s’en tirera tout de même !… On reverra la jetée du Havre…

— Nous… qui sait ?… mais pas le Saint-Enoch ! », se contenta de répondre Jean-Marie Cabidoulin.

Il n’y a pas lieu de rapporter par le détail les incidents de ce voyage à la surface de l’ice-field. Le plus grand danger était que les vivres et le combustible vinssent à faire défaut si le cheminement venait à se prolonger.

La petite caravane marchait en ordre régulier. Les deux lieutenants tenaient la tête. Ils s’éloignaient parfois d’un ou deux milles afin de reconnaître la route, lorsque les blocs la barraient. Il fallait alors contourner de hauts ice-bergs, ce qui accroissait d’autant les étapes.

Quant à la température, elle oscillait entre vingt et trente degrés au-dessous de zéro, — moyenne ordinaire à cette latitude au début de la période hivernale.

Et les jours se succédaient, et au sud de l’ice-field se développait invariablement la mer, couverte de glaces flottantes. M. Bourcart observait, d’ailleurs, qu’un courant assez rapide entraînait ces glaces dans la direction de l’ouest, c’est-à-dire vers le détroit de Long, dont les traîneaux avaient déjà dû dépasser l’entrée occidentale. Au sud se développait probablement ce large bras de mer que bornent les îles Liakhov et l’archipel de la Nouvelle-Sibérie.

Au sujet des éventualités à prévoir, lorsqu’il en causait avec ses officiers, le capitaine Bourcart exprimait la crainte d’être obligé de remonter jusqu’à ces îles, que plusieurs centaines de milles séparent du continent asiatique. Or, c’est à peine si la caravane pouvait en faire une douzaine par vingt-quatre heures, dont douze étaient réservées au repos de la nuit. Et, même, comme les jours d’octobre sont de courte durée sous cette haute latitude, comme le soleil ne décrit au-dessus de l’horizon qu’une courbe de plus en plus rétrécie, c’était au milieu d’une demi-obscurité que le cheminement s’effectuait au prix de fatigues excessives.

Cependant ces hommes courageux ne se plaignaient pas. Il n’y avait rien à reprocher aux Anglais qui prenaient leur part du traînage. Lorsque M. Bourcart donnait le signal de halte, on formait des tentes au moyen de voiles disposées sur des espars, on distribuait la nourriture, on allumait le fourneau, on préparait quelque boisson chaude, grog ou café, et tous s’endormaient jusqu’au départ.

Mais quelles souffrances, lorsque les rafales se déchaînaient avec une violence inouïe, lorsque le chasse-neige balayait le champ de glace, lorsque la marche s’opérait à contre-vent au milieu d’une épaisse et aveuglante poussière blanche ! On ne se voyait pas à quelques mètres. La direction ne pouvait être relevée qu’à la boussole dont l’aiguille, affolée, ne donnait plus d’indications suffisantes. M. Bourcart, — et il ne l’avouait qu’à M. Heurtaux, — se sentait égaré à travers ces immenses solitudes… Il en était réduit à longer la lisière de l’ice-field que battaient les lames du large, au lieu de piquer droit au sud. Or, la mer s’étendait toujours de ce côté… Faudrait-il donc s’embarquer sur ces glaçons en dérive… s’en remettre au hasard pour atteindre la côte sibérienne ?… Non, à mesure que la température s’abaisserait, ces glaçons, pressés les uns contre les autres, finiraient par ne former qu’un champ solide de la surface du bassin polaire. Mais si des semaines s’écoulaient avant que la mer ne se fût solidifiée, les vivres, malgré toute l’économie qu’on apportait,