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le bois, dont la consommation se réduisait à la cuisson des aliments, ne manqueraient-ils pas ?…

Déjà plusieurs des novices étaient à bout de forces, et le docteur Filhiol les soignait de son mieux. Ah ! que de fatigues eussent été évitées si les traîneaux avaient eu un de ces attelages de chiens habitués aux plaines sibériennes ou kamtchadales ! Doués d’un merveilleux instinct, ces animaux savent s’orienter au milieu des tourbillons de neige, alors que leurs maîtres sont réduits à l’impuissance…

Enfin, on alla ainsi jusqu’au 19 novembre.

Vingt-quatre jours s’étaient écoulés depuis le départ. Il n’avait pas été possible de descendre vers le sud-ouest, là où M. Bourcart espérait rencontrer les points avancés du continent aux approches des îles Liakhov.

Les vivres étaient presque épuisés et, avant quarante-huit heures les naufragés n’auraient plus qu’à s’arrêter à leur dernier campement, à y attendre la plus horrible des morts !…

« Navire… navire !… »

Enfin ce cri, dans la matinée du 20 novembre, fut poussé par Romain Allotte, et à tous les regards apparut le bâtiment que le lieutenant venait de signaler.

C’était un trois-mâts-barque, un baleinier qui, toutes voiles dehors, par fraîche brise du nord-ouest, se dirigeait vers le détroit de Behring.

M. Bourcart et ses compagnons, abandonnant les traîneaux, retrouvèrent assez de forces pour courir vers la lisière de l’ice-field.

Là des signaux furent faits, des coups de fusil tirés…

Ils avaient été aperçus et entendus… Le bâtiment mit aussitôt en panne, et deux embarcations s’en détachèrent…

Une demi-heure après, les naufragés étaient à bord… sauvés par cette intervention, on peut dire providentielle.

Ce navire, le World de Belfast, capitaine Morris, après avoir terminé tardivement sa campagne de pêche, se rendait en Nouvelle-Zélande.

Inutile de dire que l’accueil réservé à l’équipage du Saint-Enoch comme à celui du Repton fut des plus généreux. Et, lorsque les deux capitaines racontèrent dans quelles extraordinaires circonstances s’étaient perdus leurs navires, il fallut pourtant bien les croire !

À un mois de là, le World débarquait à Dunedin les survivants de ce sinistre maritime.

Et alors, le capitaine King de dire au capitaine Bourcart en prenant congé :

« Vous nous avez recueillis à bord du Saint-Enoch, et je vous ai remercié…

— Comme nous remercions votre compatriote, le capitaine Morris, de nous avoir recueillis à bord du World…, répondit M. Bourcart.

— Aussi sommes-nous quittes… déclara l’Anglais.

— Comme il vous plaira…

— Bonsoir…

— Bonsoir ! »

Et ce fut tout.

Quant au kraken, kalmar, céphalopode, serpent de mer, selon qu’on voudra l’appeler, le World, en dépit des pronostics dont maître Cabidoulin continuait à ne point se montrer avare, fut assez heureux pour ne point le rencontrer pendant sa traversée de la mer polaire à la Nouvelle-Zélande. D’autre part, ni M. Bourcart ni ses compagnons ne l’aperçurent pendant leur traversée de la Nouvelle-Zélande en Europe. Les lieutenants Coquebert et Allotte se rendaient enfin compte que c’était une lame énorme, douée d’une incomparable vitesse, qui avait emporté le Saint-Enoch jusqu’à la banquise.

Quant à Jean-Marie Cabidoulin, avec la majorité de l’équipage il tenait toujours pour son prodigieux monstre marin…

En tout cas, il n’y a pas certitude que les océans renferment de tels animaux. Aussi, en attendant que les ichthyologistes aient constaté leur existence et décidé en quelle famille, quel genre, quelle espèce, il conviendra de les classer, mieux vaut reléguer ce qu’on en rapporte au rang des légendes.

Le capitaine Bourcart et ses compagnons