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POUR L’HONNEUR

fille ? Y avait-il autre chose dans cette barrière bleue, presque tendre, que, cependant, je sentais d’acier ?

« Ah ! mon ami ! tire-moi de peine. Demande-le-lui ; moi, je n’ose pas. J’ai peur de la réponse.

« Et, à côté de cela, elle avait pour moi des attentions ravissantes, des mots attendris en me parlant de mon enfance, de toi, de ta grande amitié pour moi.

« Vous avez comploté, paraît-il, de me faire rester dans l’armée : je suis avec vous…

« Je préfère mille fois ma carrière au commerce.

« J’acceptais de succéder à mon oncle par nécessité de me créer une position me permettant d’élever une famille. Cela m’aurait coûté plus que je ne peux te dire. Tante Marie s’en doutait bien un peu.

« Pas plus que mon oncle, elle ne mettra opposition à ce que je tente l’examen pour Saumur, à présent que me voilà, grâce à toi, frère, grâce à ton admirable désintéressement, si largement doté.

« Le seul obstacle, c’est donc ma sotte timidité vis-à-vis de ma cousine.

« Viens à mon aide, veux-tu ? Cette fraternelle affection, tu m’as si bien accoutumé à m’y appuyer, depuis le jour lointain où tu me l’as offerte, que j’y ai recours dès que quelque chose accroche. Parle de moi à Gabrielle, dis-lui ce que tu jugeras devoir me servir. À présent que cette espérance est entrée dans ma vie, je serais horriblement malheureux s’il me fallait y renoncer.

« Ma vie… qui mieux que toi sait ce qu’elle a été bien longtemps. Jusqu’au jour où ma mère s’est enfin mise à m’aimer, je n’avais que marraine et toi. C’était beaucoup : vos deux cœurs sont si sûrs. Mais il faut croire le mien bien exigeant, puisqu’il réclamait encore. Pourquoi ai-je tant besoin de me sentir entouré d’affection ? peut-être parce que, tout petit, j’en ai été privé ! Toujours « le comte de Trop » ! Gênant quoi qu’il fasse, où qu’il se faufile ; dont on se débarrassait au profit de n’importe qui…

« Aussi la perspective d’un si complet changement dans mon existence me grise de joie.

« Je suis sur des charbons, lorsque je songe qu’avec un mot ma cousine peut souffler sur mes beaux espoirs, en faire un château en Espagne.

« Tu me diras : « Il est d’autres jeunes filles ; si tu es résolu à te marier et qu’elle te refuse décidément, tu chercheras ailleurs. »

« Mon pauvre ami ! que ce serait donc peu la même chose ! D’abord Gaby est la femme idéale, si charmante et si simple, dévouée comme une sœur de charité, témoin la façon dont elle dorlote sa grand’mère, intelligente, artiste même, et ne méprisant pas pour cela les côtés pratiques de la vie ; une énergie qui viendrait si à propos fortifier la mienne… Bref, la perfection, n’était ce diable de regard bleu qui me scelle les lèvres et me demeure une énigme.

« Et, à côté de cette considération primordiale, il y a encore la famille au milieu de laquelle je vivrais : un vrai foyer de tendresse ! Tu sais comme ils s’aiment tous. Pouvoir appeler tante Marie « maman », elle qui est ma vraie mère…

« Non, ne me dis pas qu’il peut être pour moi dans un autre milieu, un milieu étranger, de telles chances de bonheur.

« Dis-moi plutôt que tu vas plaider ma cause et la gagner.

« Gabrielle a pour ton caractère une telle estime ! Par toi elle se laissera convaincre.

« Tu as une manière d’aborder les choses de front qui vaut les calculs d’une habile diplomatie ; que dis-je ? elle vaut mieux ! tu réussiras, je m’en tiens pour assuré.

« Ce n’est pas pour te flatter, ce que je te dis là, mon bon Pierre ; c’est afin que tu comprennes de quel prix est pour moi ton intervention.

« Agis tout de suite, et si les terribles yeux bleus s’amollissent, si tu crois que je peux revenir, envoie-moi une dépêche.

« Ton frère de cœur,

« Marc. »

« À quoi bon se faire illusion ? murmura Marcenay, froissant dans ses doigts crispés la