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POUR L’HONNEUR

non, n’ayez crainte. Les choses auxquelles on ne peut rien, il faut les garder pour soi. Et… nous ne pouvons rien, n’est-ce pas ? »

Tandis qu’il posait cette question, ses yeux scrutateurs interrogeaient le regard de Catherine. Celle-ci secoua la tête tristement. Non, ils ne pouvaient rien, ni l’un ni l’autre, rien, rien…

Elle reprit, l’air soucieux :

« Tu as sur toi l’acte de notoriété qu’on a dressé à cette époque et qui doit te servir d’état civil ?

— Oui. Votre père me l’a enfermé dans un étui de fer-blanc. Il m’avait bien recommandé de vous le remettre : le voici. Je suis porté fils de Gaston et d’Hélène Chaverny : c’est tout. On ne dit pas où je suis né. Vous le savez, vous, Catherinette ?

— Tu es né en Algérie. Pour le nom du village, ta mère me l’a dit, mais je l’ai oublié. M’en souviendrais-je, je ne te le révélerais pas, puisque telle est la volonté de ton grand-père.

— Pourquoi mes parents sont-ils venus habiter le petit hameau des Égrats ? ils n’y connaissaient personne.

— Sait-on comment les choses adviennent ?… La famille de Marc Aubertin non plus ne connaissait, ni nous, ni notre petit village perché sur sa montagne au milieu des sapins. Et cependant, elle nous l’a confié, ce pauvre comte de Trop, comme on l’appelait déjà à cette époque. C’est un médecin de Chalon-sur-Saône, originaire de la Ferté, qui a conseillé à ses parents de nous l’amener à la suite d’une grosse maladie, qui l’avait laissé bien faible. Ah ! je vois toujours ton grand-père, la première fois qu’il est entré chez nous après l’arrivée de notre petit pensionnaire. Quand nous le lui avons nommé ! Seigneur ! Seigneur ! quelle figure. Jusqu’après le départ de Marc il n’a pas franchi notre seuil. Bien mieux, ta mère et lui restaient enfermés chez eux de crainte de le rencontrer.

— Maman vivait donc ? Elle l’a vu, le comte de Trop ?

— Forcément. C’était la seconde année de leur séjour, celle à la fin de laquelle elle est morte. Tiens ! c’est au moment de sa mort que ton grand-père, mis en confiance par notre amitié et le dévouement de la bonne mère Norite, nous a confié son secret, à elle, mon père et moi.

— Mais, reprit Greg, revenant à sa première question, laquelle n’avait point reçu de réponse, mes parents, qui donc les a envoyés aux Égrats ? Vous ne le savez pas ?

— Si. C’est mon frère Alban qui les a amenés. Leur ferme avait été dévastée par les sauterelles. Après des années, ils se voyaient aussi peu avancés que le jour où ils étaient entrés en ménage. Ils s’étaient ruiné la santé à travailler plus que leurs forces. Et puis, ils avaient perdu leur premier-né l’année précédente, un garçon de huit ans ; et tu t’élevais si chétif que pareil sort semblait te menacer. Par là-dessus, ton père prend les fièvres : ça tournait autour d’un accès pernicieux. Le médecin dit à ton grand-père : « Si vous n’emmenez pas votre gendre en France pour quelques mois, vous ne tarderez guère de l’enterrer. » Ils avaient tant souffert ensemble qu’ils s’aimaient comme père et fils. Repoussé, méprisé des siens parce qu’il avait associé son sort à celui de ces deux abandonnés, Chaverny n’avait point de retirance de son côté. Leur bien vendu, — on pourrait dire donné, tant ils en ont obtenu peu de chose, — ils se sont mis en route, fixés seulement sur le pays où ils ne voulaient point se rendre… Dans ces conditions, ils devaient écouter le premier conseilleur venu. Sur le bateau, ils ont rencontré mon frère qui partait en congé. Ils ont causé avec lui. Apprenant qu’il était Jurassien, ils l’ont questionné sur son pays, et, une fois assurés d’y pouvoir vivre à bon compte et bien isolés, ils se sont décidés à habiter les Égrats. Tu en sais maintenant autant que moi, petit Greg. »

Petit Greg souriait, malgré les tristesses remuées par cet entretien ; si content d’être auprès de sa chère Catherinette et de voir son avenir se dessiner moins incertain, moins sombre !

Ils s’étaient assis, elle sur la chaise qu’il