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P. PERRAULT

à ses réflexions, Pierre la pensée distraite, le regard fureteur, l’oreille aux aguets, attendant il ne savait qui… pas sa tante, assurément.

Respectée par les deux voyageurs, la sieste de M. Saujon se fût sans doute prolongée encore si Jaspine n’y eut mis bon ordre, avec ses appels retentissants.

Le dormeur sursauta. Ses yeux clignèrent quelques secondes, incertains ; puis, très vite, ce reste d′assoupissement se dissipa : il avait entrevu Pierre !

Ses lèvres s’agitèrent, en un effort surhumain, sans parvenir à prononcer le nom du jeune homme ; mais ses yeux, ses pauvres yeux restés les uniques traducteurs de son âme, depuis que ses lèvres étaient muettes, quelle joie illumina leurs prunelles grises un peu voilées !

Il essaya de pencher le buste en avant, de soulever ses mains :

« Toi !… toi !… » articulait-il avec un épèlement enfantin, dans un sourire d’être peureux qui découvre soudain un refuge contre ses terreurs.

Ah ! qu’elle en disait long, cette physionomie d’opprimé !

Pierre s’était penché et l’embrassait avec une affection de fils.

« Oui, moi, oncle Charlot, et pour tout à fait, cette fois ! » promit-il en souriant à l’infirme.

Ils hochèrent la tête, se comprenant d’un coup d’œil, et les mains de l’oncle Charlot se joignirent comme en une action de grâces ; c’était la fin du plus dur de ses maux : la solitude sous la rude domination de sa femme.

« Comme vous voilà beau, mon oncle ! s’exclama le jeune homme, décidément intrigué. Vous êtes devenu coquet depuis ma dernière visite. Vous portez des fleurs à la boutonnière, vous vous payez des nœuds marins à la cravate, vous faites boucler vos cheveux… »

Le vieillard riait, amusé. Mais un bégayement inintelligible sortit seul de sa gorge. Son regard s’attrista, semblant dire à Pierre : « Impossible, tu vois.

— Quand je serai médecin, je vous guérirai aussi ! » prononça Greg d’un ton convaincu.

M. Saujon arrêta ses yeux étonnés sur l’enfant, auquel il n’avait pas pris garde jusqu’ici.

« C’est un orphelin que l’on m’a confié, expliqua Pierre. Il vous tiendra compagnie et vous fera la lecture si j’ai à m’absenter. J’ai pensé qu’il nous serait très nécessaire d’avoir quelqu’un de sûr pour votre promenade et nos commissions à tous les deux ; qu’en dites-vous ? »

L’oncle Charlot examinait Greg. Celui-ci, point troublé par ce regard qui n’avait rien de sévère, affirma, avec un gentil petit sourire, tout plein de bonne volonté :

« Et, en attendant que je puisse vous guérir, je vous assure, monsieur, que je vous servirai de tout mon cœur. »

Il s’était rapproché de l’infirme. Celui-ci souleva sa main péniblement, la posa sur l’épaule du petit et inclina la tête.

« Vous voulez bien ? » s’écria Greg, radieux.

M. Saujon fit à nouveau signe que oui. Seulement, tout de suite après, ses yeux, levés sur Pierre, indiquèrent à son neveu la maison.

Une expression anxieuse passa sur leurs deux visages : le dernier mot n’était pas dit : « Ma tante est chez elle ? » s’informa le jeune homme.

Oncle Charlot fit signe que non. Et, d’un geste, il indiqua le mur qui s’élevait à sa droite et le séparait de ses voisins.

« Tiens ! elle a fait connaissance avec la vieille Mme Lavaur ? C’est parfait. Elles se tiennent mutuellement compagnie ; car elle est seule ici, « bonne maman », comme nous disions tous, quand je sortais chez son fils avec Marc. »

Les traits du vieillard s’épanouirent ; une lueur attendrie éclaira ses yeux tristes.

Pierre se dit à part lui :

« Ce doit être de là que lui viennent les quelques attentions dont je m’étonnais. Peut-