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POUR L’HONNEUR

est mal embouché, je redoute son voisinage : voilà pour l’enfant. Mais c’est surtout à cause de vous, ma tante, que je crois préférable d’admettre petit Greg à la salle à manger. Il nous rendra mille services à table : celui de couper le pain et la viande de mon oncle, par exemple, de lui servir à boire, de l’aider enfin. De cette façon, vous pourrez manger plus lentement, prendre le temps de mastiquer, ce qui est l’une des conditions essentielles pour que votre estomac se remette.

— Tu me donneras trente francs par mois pour ce petit et il sera chargé du soin de la basse-cour, puisqu’il s’y entend.

— Convenu. Nous ferons une bonne action, ma tante.

— Qu’est-ce que ça rapporte ?

— Eh mais… quand ce ne serait que le contentement de soi, il me semble…

— Viande creuse, mon cher.

— Je ne partage pas votre avis », repartit Pierre d’un ton sec.

Il songeait :

« Ce n’est pas elle qui a procédé à ces petits arrangements… Bonne-maman n’a pas dû venir, puisque ma tante sort de chez elle… Qui diable peut bien s’intéresser à l’oncle Charlot ? »

Il ne connaissait guère les familles du voisinage : tout cela avait changé depuis son enfance ; la plupart des villas avaient passé en d’autres mains…

Mme Saujon l’observait du coin de l’œil, étonnée de le voir devenir silencieux. Accoutumée de tout rapporter à soi, elle se le figurait occupé du traitement auquel il se proposait de la soumettre. Aussi respecta-t-elle son mutisme.

Mais lorsque le jeune homme en sortit, ce fut pour reprendre :

« Ce petit Greg m’a intéressé à première vue.

— Il est facile de voir que tu en es coiffé. Tu déchanteras ; les enfants, rien d’aussi insupportable ! Ainsi, toi, si je ne t’avais pas corrigé…

— Vous m’obligerez en ne vous mêlant point de l’éducation de Chaverny : j’en fais mon affaire, interrompit Marcenay vivement. Revenons à votre estomac. J’ai dans ma malle ce qu’il faut pour le traiter. C’est d’abord une poudre savamment combinée et dosée à l’avance, dont vous prendrez un cachet avant le repas ; puis un thé spécial, destiné à activer la digestion, et que je vous préparerai moi-même. Si vous observez bien mes prescriptions, avant un mois toute trace de malaise aura disparu.

— Sans retour ? »

Il se mit à rire, bien tenté de répondre ; mais c’eût été inutile autant qu’impolitique. La vérité qu’il avait sur les lèvres eût déchaîné un orage ; c’est tout.

Greg les avait rejoints. La vieille dame l’épouvantait fort, mais puisqu’il fallait l’endurer…

Ils venaient de franchir le seuil tous les trois.

« Je vais te montrer ta chambre, Greg. Tu m’aideras ensuite à défaire mes malles », dit Pierre.

La pièce que devait occuper l’enfant était de proportions exiguës, mais éclairée par une haute et large fenêtre donnant sur le parterre. Elle contenait tout juste un petit lit sans rideaux, une commode, une table et deux chaises. Mais il se trouvait que l’on avait choisi comme papier de tenture un jeté de cyclamens sur fond vert d’eau.

« Des cyclamens ! » s’exclama Greg, battant des mains. Et il expliqua : « Ça vient dans les bois, un peu plus haut que chez nous, tout à fait dans la grande montagne, ces fleurs-là. Ma mère Norite en avait rapporté, une fois qu’elle était allée à Champagnole chez son frère ; nous en avons planté sur les tombes et dans notre jardin ; ils ont bien repris. Je suis content d’en voir. Ça va m’accoutumer. »

Instinctivement son regard glissa vers Caroline. Peut-être serait-elle touchée de cette joie qu’il exprimait en entrant dans sa maison.

Elle haussait les épaules…

Le cœur de petit Greg se serra.

« Les orphelins, c’est pas pour être heureux », songea l’enfant.

Il pressentait l’hostilité peut-être sournoise, à cause de son protecteur, mais permanente,