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grande pauvreté. Gêné par rien, ni argent, ni événement. Il ne se passait rien dans ma vie. Ailleurs peut-être, oui. Mais dans ma vie, non. Une fois par semaine, le samedi ou le lundi (je ne me rappelle plus), à cause du feuilleton dramatique, j’achetais le Journal des Débats, un numéro de couleur rose. Je n’allais pas au théâtre autrement. Aussi la vie parisienne m’a-t-elle toujours semblé de consistance théâtrale et de teinte rose. C’est tout ce que j’ai su d’elle. Mais l’antiquité me donnait mes revanches. Le renouvellement des études historiques ne datait pas de si loin que nous n’en goûtions encore la fraîcheur. C’était la fin du temps de Fustel, celui de Gaston Paris, celui de Boissier.

— J’ai regretté, continuait-il, d’avoir été reçu dès ma seconde année, trop tôt… À cinquante mètres d’ici, pourrissaient les baraquements Gerson, véritable « zone de fortifs » dans les restes de l’ancienne Sorbonne. Le latiniste Riemann y professait. Il est mort en Suisse, d’un accident de montagne. Ce n’est pas une mort de latiniste. Je lui dois infiniment. J’aimerais revoir avec toi ces baraquements, mais eux aussi ne sont plus.

Ils durent emprunter un instant, à cause de la pluie, l’abri d’une tente de café.

Augustin pénétrait ainsi l’âme de son père, y retrouvant, sous toute la culture ultérieure, le fond triste et délicat.

— Je suis injuste, continuait M. Méridier. Je garde aussi, envers Paul Desjardins, une grande dette profonde. Mais je ne sais pourquoi, ce soir, je préfère mon passé classique.

La même intuition leur vint à tous deux. Le père l’exprima :

— Parce qu’il est le seul que nous ayons partagé.

Mais il mêla les matières où se jouaient ses souvenirs et sa rêverie.

— J’aimerais savoir ce que fait ta mère en ce moment ; au milieu de quelles besognes elle se débat en pensant à nous…

Puis une émotion tout à fait imprévue :