Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/320

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tière de morale, parce que leurs erreurs leur seraient agréables, et que la vérité ne ferait que les embarrasser, que les étourdir et que les fâcher.

Il ne faut donc pas s’étonner de l’aveuglement des hommes qui vivaient dans les siècles passés, pendant lesquels l’idolâtrie régnait dans le monde, ou de ceux qui vivent maintenant, et qui ne sont point encore éclairés par la lumière de l’Évangile. Il fallait que la sagesse éternelle se rendît enfin sensible pour instruire des hommes qui n’interrogent que leurs sens. Il y avait quatre mille ans que la vérité parlait à leur esprit ; mais ne rentrant point dans eux-mêmes, ils ne l’entendaient pas : il fallait qu’elle parlât à leurs oreilles. La lumière qui éclaire tous les hommes luisait dans leurs ténèbres sans les dissiper, ils ne pouvaient même la regarder ; il fallait que la lumière intelligible se voilât et se rendit visible ; il fallait que le Verbe se fit chair, et que la sagesse cachée et inaccessible aux hommes charnels les instruisit d’une manière charnelle, carnaliter, dit saint Bernard[1]. La plupart des hommes, et principalement les pauvres, qui sont le plus digne objet de la miséricorde et de la providence du Créateur, ceux qui sont obligés de travailler pour gagner leur vie, sont extrêmement grossiers et stupides : ils n’entendent que parce qu’ils ont des oreilles, et ils ne voient que parce qu’ils ont des yeux. Ils sont incapables de rentrer en eux-mêmes par quelque effort d’esprit, pour y interroger la vérité dans le silence de leurs sens et de leurs passions. Ils ne peuvent s’appliquer à la vérité, parce qu’ils ne peuvent la goûter ; et souvent ils ne s’avisent pas même de s’y appliquer, parce qu’ils ne s’avisent pas de s’appliquer à ce qui ne les touche pas. Leur volonté inquiète et volage tourne incessamment la vue de leur esprit vers tous les objets sensibles qui leur plaisent et qui les divertissant par leur variété ; car la multiplicité et la diversité des biens sensibles sont cause que l’on en reconnaît moins la vanité, et que l’on est toujours dans Vespérance d’y rencontrer le vrai bien que l’on désire.

Ainsi, quoique les conseils que Jésus-Christ, comme homme, comme auteur de notre foi, nous donne dans l’Évangile, soient beaucoup plus proportionnes à la faiblesse de notre esprit que ceux que le même Jésus-Christ, comme sagesse éternelle, comme vérité intérieure, comme lumière intelligible, nous inspire dans le plus secret de notre raison ; quoique Jésus-Christ rende ces conseils agréables par sa grâce, sensibles par son exemple, convaincants par ses miracles, les hommes sont si stupides et si incapables de réflexion, même sur les choses qu’il leur est de la der-

  1. Serm. 39, de natali Domini.