Page:Mallarmé - Œuvres complètes, 1951.djvu/1324

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ne fait pas de doute », affirma la laitière, après les avoir inspectés avec compassion. « Non, ne vous dérangez pas », continua-t-elle, les voyant se lever au moment où elle allait sonner; « je connais la cuisinière d’ici, ce n’est pas un mauvais cœur, quoique son caractère ne soit pas des plus doux. La voici qui vient! » Et comme elle parlait, la porte se déverrouilla, et parut une grande femme au visage blême, chargée de pots. Avant que la vendeuse de lait eût eu le temps d’ouvrir la bouche, la cuisinière avait aperçu nos deux amis; s’adressant à eux sur-le-champ, elle leur cria, en agitant la main : — « Décampez, vous autres. Nous ne permettons à aucun vagabond d’embarrasser notre porte. » — « Allons, Marie-Jeanne », fît la laitière avec indignation et toute sa sympathie remuée; « n’êtes-vous pas pour le coup trop prompte ? Ce ne sont pas du tout des mendiants et c’est moi qui leur ai dit de se mettre là : j’étais sûre que vous n’auriez pas le cœur de renvoyer ces pauvres êtres faméliques sans nourriture, quand vous avez quantité de restes. » — « Oui, mais Ma’me dit que c’étiont pour donner aux pauvres méritants, et je ne vois pas ce que des haillons peuvent mériter », répliqua la cuisinière, observant Thomas et Catherine d’un air de doute. — « J’aimerais savoir comment vous faites pour dire quels sont les méritants! » rétorqua la laitière, dédaigneuse; « c’est toujours sur les habits que vous jugez! Regardez plutôt ce petit », prenant l’enfant des bras de sa mère : « tenez, ce n’est que la peau et les os, vous pouvez bien voir que c’est mort de faim. Votre Ma’me serait satisfaite que vous donniez vos restes à des gens comme ceux-ci. Je le sais. Allez me chercher un pot, en même temps, voilà qui sera d’une brave femme, et je leur donnerai du lait », ajouta-t-elle, comme Marie-Jeanne retournait, avec quelque répugnance encore, pour aller voir quels restes elle pourrait bien trouver. « Avez-vous des enfants à vous ? » demanda Catherine, quand la femme lui remit au bras le petit. « Oh ! bénédiction, que oui ! la demi-douzaine toute ronde ! Mais c’est robuste, les miens, des petiots tout poussés : je n’ai jamais eu un bébé ayant l’air aussi faible comme le vôtre. Mais, c’est rien, quoi! c’est de vivres que vous manquez tous! Vous aurez meilleure mine, quand vous aurez mangé. Ha ! ha ! » Elle eut un gros rire en apercevant Marie-Jeanne, qui reparaissait avec un grand plat. « Je vous disais qu’elle était bien meilleure qu’elle n’en avait l’air », et elle saisit le plat avidement, trouvant que c’était un vrai régal que de nourrir des êtres si parfaitement affamés! La figure de l’homme était tiraillée par une émotion que son état de faiblesse lui rendait difficile à cacher devant cette bonté inaccoutumée; et il mit à part les morceaux de choix pour Catherine qui,