Page:Maman J. Girardin.pdf/198

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

reproche, ce n’est pas le moment d’avoir la larme à l’œil, la nuit est faite pour dormir. »

Quand il se retourna du côté du lit, il vit que la couverture était faite, et que ses pantoufles étaient posées côte à côte sur la descente du lit.

« S’ils ne veulent pas venir avec moi, pensait-il en considérant ces deux nouveaux prodiges, je suis capable de… oui, ma foi, j’en suis capable. Et cependant cela me ferait gros cœur de renoncer à la Silleraye au bon moment. »

Le « bon moment » pour lui, c’était celui où Mme Gilbert venait de s’y installer avec toute sa famille, et où le capitaine Maulevrier avait promis de faire de fréquentes visites à ses amis. Cédant à un besoin bien naturel du cœur humain, il aurait voulu rassembler dans un étroit espace tout ce qu’il aimait le mieux. Dans le cas où son neveu et sa nièce accepteraient sa proposition, il se demandait ce que Mme Gilbert penserait de sa nièce, et ce que sa nièce penserait de Mme Gilbert. Dans le cas où ils refuseraient, il se sentait capable de renoncer à la Silleraye et de venir s’établir à Saumur.

C’était peut-être une faiblesse, car enfin la patrie devrait passer avant la famille ; dans tous les cas, à supposer qu’il en dût venir 'a cette détermination, M. Pichon ne serait pas le premier qui aurait préféré la famille à la patrie.

Plongé dans ses pensées, partagé entre la crainte et l’espérance, M. Pichon faisait sa toilette de nuit avec une extrême lenteur. On l’eût pris pour un homme condamné à avoir la tête tranchée aussitôt qu’il aura retiré son dernier vêtement ; naturellement cet homme recule par tous les artifices possibles le moment d’en venir à cette fâcheuse extrémité.

« Mais je leur brûle leur chandelle inutilement, » s’écria-t-il tout à coup en se précipitant dans son lit et en soufflant sa bougie.

À peine eut-il ramené la couverture sur ses oreilles, qu’il s’endormit profondément. Vers le matin son sommeil devint plus léger, et il eut un cauchemar. L’administration, ayant appris qu’il méditait de la planter là, avait résolu de prendre les devants et de lui donner ignominieusement son compte. Le directeur l’avait fait comparaître devant lui, et le regardait d’un air sévère, assis à son bureau avec un registre ouvert devant lui. Seulement, ce que M. Pichon ne pouvait pas comprendre, c’est que le pupitre du direc-