Page:Maman J. Girardin.pdf/49

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

taire et quel brave homme ! Et puis, quelle drôle de chose que la vie ! que de voyageurs il avait trimbalés pendant sa longue carrière, sans qu’il lui fût venu une seule fois à l’esprit de leur faire des confidences. Avec le capitaine, c’était venu tout d’un coup, presque à première vue, et sans provocation de sa part. C’est peut-être parce que quand les idées d’un homme sont devenues pour lui un fardeau trop lourd, il ne peut pas s’empêcher de décharger son cœur ; c’est peut-être bien aussi parce qu’il faut que l’on finisse par aimer quelqu’un en ce monde. « Feu mon père le disait, mais je croyais qu’il y avait exception pour les conducteurs de diligence ! »

Sous l’influence de cette nouvelle série de réflexions, son œil gauche s’était ouvert, et il promenait sur la plate campagne des regards pleins de bienveillance.

Comme les roues ronflaient sur la route bien unie, les idées continuaient de suivre le même cours dans la tête de M. Pichon.

« Un homme étonnant, mon père. Ah ! si cet homme-là avait reçu de l’instruction ! Je le vois encore d’ici, avec sa bonne figure rougeaude pleine de malice, sa veste de droguet, sa culotte courte et sa petite queue ficelée dans une peau d’anguille. Oui, je le vois comme s’il était là, et qui plus est, je l’entends, le pauvre vieux ! « Père, j’avais un gros secret. — Ça peut arriver à tout le monde, mon garçon, mais j’espère bien que tu l’as gardé pour toi. — Non, père, je l’ai confié à quelqu’un. — Alors tu t’en repentiras. Non, père, je ne m’en repentirai pas. — Alors, c’est que la personne en question n’abusera pas de ton secret. — Non, père, elle n’en abusera pas. — Et puis, c’est que le secret n’est pas pour te faire honte. — Non, père, il ne me fera pas honte, au contraire. — Alors, mon garçon, si c’est comme cela, je vois que l’autre et toi, vous voilà bien près d’être de francs amis, il l’estime et tu l’estimes ; donne-lui la main, mon garçon, j’approuve, hé hé hé ! j’approuve. — Si j’étais Capitaine, ou s’il était conducteur, je crois que nous ferions une fameuse paire d’amis ; mais, à la façon dont les choses sont arrangées, nous ne pouvons pas frayer ensemble. Ça ne m’empêchera pas de l’aimer, d’avoir du plaisir à le regarder, à lui parler, et de faire tout ce que peut faire un pauvre conducteur de diligence pour lui être agréable, à lui et à tous ceux qu’il aime. »