Page:Maman J. Girardin.pdf/69

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savait bien à qui, afin de se faire bien venir ; mais il pressait le pas pour échapper à la tentation. Avait-il le droit, lui simple conducteur, d’offrir des joujoux aux enfants de Mme Gilbert ? Non, il ne l’avait pas ; et puis, quand même il l’aurait eu, il n’aurait jamais su comment s’y prendre. Allons, décidément, il valait mieux n’y point songer.

Alors il regardait devant lui, observant avec une attention toute particulière les officiers et les dames en toilette, surtout celles qui avaient des enfants.

Son examen terminé, il souriait de dédain en dedans, et se disait: « Que je ne boive jamais un verre de bon vin, s’il y a un seul de ces messieurs qui approche du capitaine Maulevrier, et même du capitaine Gilbert, quoiqu’il soit un peu blanc pour un homme ; une seule de ces dames qui vous fasse l’effet de Mme Gilbert, un seul de ces petits enfants qui soit aussi mignon que les siens ; et, au fait, comment s’appellent-ils ces deux chérubins si jolis et si obéissants ? »

Il aurait aimé à savoir leurs noms ; il lui aurait semblé alors qu’il avait fait un petit pas dans l’intimité de la famille ; mais, bah ! il les saurait le lendemain, quand il devrait employer la ruse pour se les faire dire.

Arrivé au pont, il s’accouda sur le parapet ; au bout d’une demi minute, il se releva comme effrayé ; la tête lui tournait un peu, et il lui semblait que le pont penchait et allait l’entraîner dans la Loire. Mais il ne tarda pas à rire de son erreur, et se remit à regarder couler l’eau. On ne regarde pas impunément couler l’eau, et il arrive toujours un moment où la pensée, même la pensée obscure et informe d’un conducteur, se laisse entraîner au fil du courant, et alors le conducteur se demande où va cette eau-là qui semble si pressée d’arriver ? Le philosophe, qui ne savait pas un mot de géographie, avait entendu dire cependant que la Loire se jette dans la mer, à un endroit qu’on appelle Saint-Nazaire.

Tout à coup il se ressouvint que la Loire passe à Saumur, et qu’il avait à Saumur son neveu, tonnelier de son état. Ce tonnelier était marié, père de famille, à preuve que l’oncle Pichon avait été parrain du petit dernier. Il avait été parrain par procuration, et même il avait envoyé à son filleul un couvert d’argent, qui lui avait coûté quinze bons francs, sans compter le port.