Page:Maman J. Girardin.pdf/76

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

montre n’allaient point l’un sans l’autre, et que s’il voulait jouir de la montre, il fallait accepter l’homme par-dessus le marché. Avec les jeunes gens de son âge, le raisonnement est de peu de ressource ; aussi n’essaya-t-on point de lui parler raison ; le père tira de sa poche un bâton de sucre d’orge en l’élevant en l’air. Pour saisir cette nouvelle proie, les deux petites mains làchèrent la bouée de sauvetage, et le père rentra sans coup férir en possession de sa progéniture.

Quand M. Pichon eut expédié sa friture et quelques accessoires, le soleil couchant envoyait de longues traînées de lumière, qui faisaient resplendir certaines parties du fleuve comme du métal en fusion, tandis que les autres parties paraissaient, par le contraste, sombres et fraîches comme des dessous de bois, le matin, à l’heure de la rosée. De l’autre côté de la Loire, des gens, assis sur la quille d’un bateau renversé, causaient et riaient ; leurs paroles et leurs rires joyeux couraient à la surface de l’eau, et rebondissaient jusque dans la petite salle de la guinguette. Les travailleurs de la campagne commençaient à rentrer des champs, et passaient en traînant un peu la jambe, leurs instruments de travail sur l’épaule. Tous échangeaient un signe de tête avec les gens de la guinguette.

M. Pichon se leva et se remit en route. Il marchait lentement pour jouir de la fraîcheur délicieuse qui s’élevait du fleuve, et surtout pour savourer à loisir le calme et la paix d’une des plus belles soirées dont il pût se souvenir, si loin qu’il remontât dans le passé. Il est probable cependant qu’il en avait vu d’aussi belles, car les belles soirées ne sont pas rares sur les bords de la Loire ; mais il est probable aussi qu’il ne les avait jamais vues dans d’aussi bonnes dispositions d’esprit.

Certes, un beau paysage est toujours un beau paysage, que ! que soit le spectateur qui le contemple. Mais le même paysage ne dit pas la même chose à la même âme, mettons au même conducteur de diligence, selon que ce conducteur est préoccupé des choses de son métier, des tracasseries de ses chefs, de l’humeur de ses chevaux, du soin égoïste de lui-même ; ou bien, selon qu’il lui est entré dans l’intelligence des idées plus élevées, dans le cœur des sentiments plus généreux. Tel était le cas de M. Pichon, et voilà pourquoi il trouvait cette soirée-là plus belle que toutes les autres.