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Juste en face de la remise il y avait une fenêtre, à travers les vitres poussiéreuses de laquelle on apercevait un homme chauve, le nez orné d’une grosse paire de lunettes. L’homme chauve, d’un air mélancolique, tantôt regardait la remise pour entretenir sa mélancolie, tantôt lisait des journaux en fronçant le sourcil. Par moments, il saisissait brusquement d’énormes ciseaux qui étaient à sa portée sur la table. Au lieu de se passer les grands ciseaux à travers le corps, pour en finir avec la vie et ne plus jamais voir la remise d’en face, il s’en servait pour découper dans les journaux des colonnes entières ; ensuite il accrochait les colonnes à un crochet de cuivre monté sur pied et qui avait un faux air d’instrument de dentiste.

Quelquefois l’homme chauve était troublé dans sa solitude mélancolique par la visite du notaire, de l’avoué ou de l’huissier, qui lui remettaient de la main à la main des papiers manuscrits, et se battaient de fuir l’ombre du marronnier.

Telle était la vie de l’homme mélancolique pendant trois jours de la semaine : le dimanche, le lundi et le mardi.

Le mercredi matin, il se prenait la tête à deux mains, décrochait les colonnes de journal, les raccourcissait avec ses ciseaux, et, après les avoir raccourcies, les prenait dans sa main gauche, les étalait comme des cartes à jouer, et les changeait de place après mûre réflexion, comme un joueur avisé qui compose son jeu.

Parfois il saisissait une plume, biffait une ligne, en ajoutait une autre ; quand l’effet de l’ensemble lui paraissait satisfaisant, il se levait de son fauteuil, ouvrait une porte et faisait cadeau de ses colonnes à un petit homme boiteux, noirâtre et malpropre.

« À imprimer ! » disait-il d’un ton solennel. Alors le boiteux noirâtre s’accroupissait, comme un singe, sur un grand tabouret, et, sans se presser, tirait les lettres de leurs compartiments et les alignait devant lui.

Quand il avait ainsi composé une colonne, il en donnait l’épreuve toute fraîche à l’homme mélancolique, et attendait tranquillement, une main sur la hanche, l’autre sur le dossier du fauteuil, le regard obstinément fixé sur la remise. Après avoir relu et corrigé, l’homme mélancolique écrivait sur l’épreuve : « Bon à tirer !, et la rendait au boiteux.

C’est ainsi que s’élaborait avec une sage lenteur l’unique journal