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de la Silleraye, l’Observateur, puisqu’il faut l’appeler par son nom.

L’Observateur, qui paraissait une fois par semaine, le samedi, avait la prétention de tenir ses lecteurs au courant de ce qui se passait dans le monde, sans jamais donner son opinion personnelle, que ses lecteurs ne lui demandaient pas. L’homme mélancolique, propriétaire, gérant, et unique rédacteur de la petite feuille, était arrivé à la Silleraye avec la prétention secrète de « remuer l’arrondissement ». Pour excuser cette téméraire audace, il suffit de dire que l’imprudent avait eu cette idée à l’époque lointaine où il avait encore tous ses cheveux et où le marronnier n’avait pas encore intercepté à son profit tout le soleil destiné à vivifier l’impasse. Un instant il avait médité de fuir ; mais, n’ayant point trouvé à revendre le journal qu’il avait acheté un peu à la légère, il fut contraint de « brouter là où il était attaché », et, selon l’expression de M. Pichon, il s’était endormi comme les autres. Et cependant cet homme était un poète, et même dans sa verte jeunesse il avait rêvé la gloire littéraire.

La gloire littéraire à la Silleraye ! Un jour, il avait composé un numéro très remarquable, où il faisait en prose la leçon aux ministres, et où il avait révélé en vers la délicatesse de ses sentiments et les aspirations de son âme dans un sonnet intitulé: « le Printemps ! » Comptant beaucoup sur l’effet du numéro, il n’eut pas la patience d’attendre les louanges à domicile et se mit à courir la ville pour les recueillir au passage. Des gens qui ne se seraient pas dérangés pour lui dire leur opinion (par exemple, le maire) profitèrent de ce qu’ils l’avaient sous la main pour l’engager à ne pas recommencer.

Les abonnés ne lui demandaient pas son opinion sur les ministres, et ils n’avaient que faire de ses vers. Ils s’attendaient à trouver dans le journal ce qu’ils y avaient toujours trouvé: des renseignements sur la politique, la chronique de l’arrondissement de la Silleraye, la mercuriale des marchés et les annonces judiciaires. comme l’Observateur ne pouvait pas vivre sans abonnés, le propriétaire-gérant rédacteur ne recommença pas, mais il conserva de sa déconvenue une amère rancune. Aussi, toutes les fois que le boiteux lui apportait le premier exemplaire du dernier numéro tiré, il ne manquait pas de lui dire:

« Et c’est bien assez bon pour eux ! »