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MAMAN-JOLIE



Assise dans l’étroit salon qui s’ouvre près de la petite papeterie, Mme Dache tend l’oreille et tressaille au moindre drelindin de la sonnette. Elle laisse sa mère s’empresser au-devant des clients, écoute un instant les voix, puis retombe dans son attente silencieuse. Les allants et venants du magasin et de la rue l’épient elle-même, par la porte vitrée et par la fenêtre.

La jeune femme ne se dérobe pas à cet espionnage, mais ses sourcils se froncent d’un air de souffrance et de résolution et son regard, montant à travers les carreaux miroitants, se heurte aux prunelles indiscrètes avec une sorte de bravade douloureuse.

Il y a deux heures à peine qu’elle est revenue de la ferme où elle acheva sa convalescence, et déjà la curiosité publique vient l’assiéger… Quelques semaines auparavant, on évitait, au contraire, sa maison avec terreur ; mais aujourd’hui les précautions hygiéniques les plus minutieuses ayant été prises, et ce cas de variole restant isolé, on se hasarde en tapinois avec l’âpre désir de voir la déchéance de celle qu’on appelait « la jolie Mme Dache ».

Et combien s’en réjouiront, — oh ! inconsciemment, — sans doute. Un sourire amer crispe les lèvres fanées de la jeune femme. Elle n’ignore pas l’envie et la malveillance suscitées par son esprit et par sa grâce. Dans la petite ville, la jolie veuve représentait l’élément parisien. Elle avait, en effet, vécu sept ans à Paris, jusqu’à la mort de son mari.

Alors, privée de ressources, elle était revenue demander un asile à sa mère, Mme Fauveau, à qui elle avait déjà confié le soin d’élever son petit Frédi, qui s’étiolait dans l’atmosphère étouffante de la capitale. Désormais, la modeste papeterie devait donc nourrir trois bouches. Mais Mme Dache eut l’idée d’adjoindre au rayon d’objets pieux un casier de journaux ; elle reçut quelques périodiques illustrés, et fonda un cabinet de lecture avec sa petite bibliothèque.

Dès lors, ce fut dans l’étroite boutique un va-et-vient inaccoutumé. Les messieurs de la ville entraient là, à l’heure des journaux de Paris, et s’attardaient à un brin de causette avec la séduisante marchande.

On parlait politique, on discutait le dernier roman. Le brin de causette devint vite un brin de cour. Et pendant que Mme Dache, grisée par ces hommages, riait coquettement, Mme Fauveau tricotait dans un coin, taciturne. Frédi, près d’elle, s’absorbait dans un livre, et levait vers sa mère, quand celle-ci causait trop haut, des yeux étrangement sérieux chez un garçonnet de onze ans. Et les dames de la ville passaient en feignant de détourner la tête et en pinçant des lèvres furieuses.

Des jalousies féminines, des rivalités et des déclarations de ses adorateurs, Mme Dache riait encore et toujours. Mais bientôt, il y eut une note forcée dans ce joli rire de folie. Le cœur de la jeune veuve vibra d’un émoi jamais ressenti sous le regard de Xavier Lermor.

Il était beau, jeune, maître de sa fortune. Il l’aimait… Elle fit le rêve d’un avenir délicieux, et prit en pitié l’aridité actuelle de son existence… Entre sa mère et son enfant, Edmée se sentait néanmoins isolée et sans sympathie. Sa nature vive, expansive, enthousiaste, contrastait tellement avec le caractère concentré et sévère de Mme Fauveau ! Et Frédi ressemblait en tout à son aïeule… Pourtant, autrefois, combien il idolâtrait sa jeune mère : — Maman-Jolie ! comme il se plaisait à l’appeler, pendant leurs longues câlineries.

Malheureusement, la longue séparation motivée par la santé de Frédi avait distendu ces doux liens. L’affection du garçonnet semblait entièrement tournée vers son aïeule ; à son retour, Edmée s’était sentie de trop entre ces deux êtres étroitement unis de cœur et de pensée. L’esprit de son fils contenait des choses qu’elle ne pénétrait pas, le regard grave de cet enfant l’intimidait comme celui d’un juge.

Et triste et seule malgré sa gaieté factice, elle jeta dans l’amour de Xavier tous ses espoirs et toutes ses tendresses inassouvies, car l’histoire de son mariage — mariage de raison uniquement — avait été terne et froide comme le pauvre Dache lui-même…

… Les premiers aveux s’étaient échangés : Xavier devait formuler la demande officielle quand la jeune femme avait été brutalement terrassée par le mal effroyable…

Et après l’affreux cauchemar, lorsque Mme Dache aperçut son image dans le grand miroir devant lequel elle s’était si souvent attardée, souriante, elle regretta éperdument la mort.

Non, jamais elle ne pourrait continuer la vie avec la disgrâce de ce nouveau visage, ces yeux éteints sous leurs paupières bouffies, ces traits enflés, ce teint livide, ce front dégarni… Renoncer aux hommages, à la flatterie des regards et des sourires, aux joies coquettes qui naissent à chaque minute pour une jolie femme ?… C’était comme si un papillon eût trouvé soudain la terre dépouillée de fleurs…

Vieillir ?… On s’habitue petit à petit à cette idée… Mais devenir laide tout d’un coup, quelle cruauté !… Et au moment de cueillir le bonheur… Que dirait-il, lui, quand il la reverrait ainsi dépouillée de tout son charme ?… Un frisson glaça Edmée à cette effrayante pensée.

Peureuse, elle voulut d’abord se cacher… Mais sa bravoure naturelle lui fit surmonter cette faiblesse… Eh bien ! non, elle irait courageusement au-devant de l’épreuve. Si le déchirement devait se produire, autant qu’il eût lieu tout de suite… Au premier regard échangé, Mme Dache comprendrait la vérité… Si Xavier l’aimait seulement pour la fleur de son teint, pour l’éclat de ses lèvres et de ses yeux, alors ce serait la fin de leur amour et bientôt après la fin d’elle-même…

Mais, en dépit de tout, l’espérance s’obstinait dans l’âme défaillante de la pauvre femme… Si l’affection de Xavier était vraiment profonde et durable comme celle qu’elle lui vouait elle-même, oh ! alors, cette tendresse ne périrait pas en même temps que quelques attraits fugitifs, et s’accroîtrait au contraire, d’attendrissement et de pitié. Et Edmée se disait qu’alors le bonheur ferait un miracle, et que le rayonnement de l’amour et de la joie lui redonnerait une beauté nouvelle.

Palpitante d’anxiété, elle attendait donc l’heure où Xavier se présentait d’ordinaire au magasin.

Un pas ferme sur le trottoir, puis une poussée vigoureuse de la porte qui fit carillonner la sonnette… C’était lui… Edmée se dressa, et le cœur bondissant, se précipita vers l’entrée du salon… Xavier prenait un journal et Mme Fauveau comptait de la monnaie derrière le comptoir… La jeune femme ferma les yeux, bouleversée au son de la voix aimée… Elle hésita, prise d’une horrible appréhension, puis se décidant brusquement, tourna le bouton et se montra sur le seuil.

— Bonjour, monsieur Lermor, fit-elle de sa voix rieuse qui tremblait… Vous n’entrez pas un instant ?

Il se retourna d’une pièce… Elle se raidit sous le choc suprême, soutint ce regard où elle voulait lire… Oh ! la stupeur, l’effroi, le dégoût qui se succédèrent en une seconde dans les prunelles noires fixées sur elle !… La jeune femme se cramponna vivement au chambranle pour trouver un appui. Ses yeux éblouis ne distinguaient plus rien… Elle n’aperçut même pas Frédi qui, rentrant de l’école, venait de pénétrer dans la boutique. Frédi, écarté de sa mère depuis des semaines, par la crainte de la contagion, fit un mouvement pour se jeter vers elle, mais la vue de M. Lermor arrêta net son élan.

— Je vous remercie vraiment ? répondait précipitamment Xavier à l’invitation d’Edmée. Mais aujourd’hui, j’ai rendez-vous… Et je suis déjà en retard… Vous voilà tout à fait bien, madame Dache ?…

— Très bien ! fit-elle, brièvement.

— J’en suis bien heureux… Et Frédi aussi, n’est-ce pas ? ajouta-t-il en tirant l’oreille du gamin qui, debout entre sa mère et Xavier, les considérait tour à tour de ses yeux verts si étrangement pénétrants.

Frédi se dégagea de mauvaise grâce en grognant quelques mots inarticulés, puis allant à sa mère, il l’embrassa silencieusement.

Xavier, lui aussi, se dirigea vers Edmée, et lui tendant la main avec un enjouement contraint :

— Au revoir, madame Dache. Et ne faites plus de ces frayeurs à vos amis !

Très grand, il la dominait de toute la tête, mais elle chercha vainement ses yeux… Oh ! sa vie, donner tout le reste de sa vie pour rencontrer la caresse du regard d’autrefois, enveloppant son ancien visage… Elle en avait l’atroce intuition : jamais le passé ne renaîtrait… Et de nouveau, Edmée envia désespérément les jeunes mortes, qui vont au trépas avec toute leur beauté… Sa main effleura à peine celle de Xavier…

— Mes amis ? murmura-t-elle ironiquement, avec un rire navré. Et plus haut : — Adieu, monsieur Lermor !

Il n’osa ni la regarder, ni lui répondre et s’écarta hâtivement. En passant devant le comptoir, il se pencha vers Mme Fauveau et dit en affectant un ton d’indifférence aisée : — Ne me gardez pas de journaux d’ici quelque temps, chère madame, car je pars pour un long voyage en automobile, avec un ami…

Xavier salua de nouveau, et sortit. Sa silhouette passa derrière les vitres de la devanture et disparut. Edmée, toujours appuyée à la porte, demeurait là, immobile et hagarde, avec la sensation d’une chute dans le vide. Elle remarqua à peine que le bras de Frédi l’entourait. Un nouveau client franchit le seuil. Précipitamment Mme Dache rentra dans le salon, et à pas chancelants regagna le fauteuil où elle s’affaissa.

Ainsi tout était consommé… Cette scène rapide, banale et cruelle venait de trancher toute espérance et de fixer la destinée… Elle resterait seule pour le rude chemin, sans tendresse, avec une soif éperdue d’amour. Personne ne lui donnerait ni affection, ni indulgence… Elle n’attendait rien de sa mère, sa mère, rude et austère, dont elle avait toujours senti le blâme muet planer sur elle, ni de son fils dont l’aïeule lui avait volé le cœur… Personne, personne ne la secourrait dans ce moment d’affreuse souffrance, où la détresse de l’agonie angoissait son cœur.

Tout à coup, elle sursauta à une sensation imprévue : deux larmes chaudes venaient de tomber sur ses mains, et reprenant conscience, elle s’aperçut alors que Frédi, agenouillé devant elle, la contemplait avec des yeux profonds d’amour et de douleur. Une seconde, la mère et le fils, les lèvres, tremblantes, se regardèrent à travers leurs pleurs. Puis Frédi, se jetant au cou de Mme Dache, l’entoura passionnément de ses bras, et couvrit de baisers le pauvre visage ravagé : — Maman ! Maman-Jolie !… Te revoilà !… Que je suis heureux !…

Le bégaiement tendre, les caresses d’autrefois !… Alors, Mme Dache, frémissante, comprit ce cœur jaloux qui se révélait soudain… Frédi l’aimait toujours, il l’avait toujours aimée, mais il subissait près d’elle ce malaise douloureux qu’éprouvent les enfants dont la raison s’éveille prématurément et qui voient trop la femme chez la mère. Les adulations, les hommages qui plaisaient tant à Mme Dache le blessaient au plus intime de l’âme ; il comprenait confusément que sa mère se diminuait en les recherchant, et il était malheureux en sentant s’amoindrir son respect pour elle. Maintenant, un secret instinct l’avertissait qu’une nouvelle vie allait commencer, où sa mère serait plus à lui, et ingénument il cherchait à le consoler de tout ce qu’elle perdait par de naïves promesses :

— Maman-Jolie ! Je te lirai de belles histoires… Nous irons nous promener ensemble… Je travaillerai bien pour que tu sois contente, Maman-Jolie !…

Il se délectait à répéter la chère appellation de sa petite enfance. Silencieuse, Mme Dache pleurait sous les baisers de son fils…

— Ma pauvre fille ! murmura la voix amollie de Mme Fauveau.

La jeune femme, remuée par cette commisération inattendue, étendit la main ; sa mère la serra et la garda entre les siennes. Toute blanche, la tête renversée, les paupières closes, Mme Dache continuait de pleurer… Larmes de contrition, larmes bienfaisantes qui soulageaient son âme meurtrie…

L’amour, l’amour vrai auquel elle aspirait était là… Celui-là ne sombrerait pas en un instant… Quelque disgrâce qui lui survînt, elle serait toujours elle-même pour sa mère, pour son fils…

Ses yeux dessillés découvraient les riches réserves de bonheur qu’elle avait délaissées pour de trompeurs mirages. La jolie Mme Dache n’existait plus… Qu’importait !… puisqu’elle serait toujours Maman-Jolie !…


Mathilde ALANIC.