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EXTRAITS DES ENTRETIENS D’ÉPICTÈTE.

de ne jamais être coupé. Mais nous, parce que nous sommes de nature tout à la fois à être coupés et à comprendre que l’on nous coupe, nous nous indignons que ce soit. C’est que nous ne savons pas ce que nous sommes, et que nous n’avons pas étudié la nature de l’homme.

Chrysante allait frapper un ennemi ; il entendit la trompette sonner la retraite ; il s’arrêta ; il crut en effet qu’il valait mieux obéir à son général que d’agir pour son propre compte. Mais aucun de nous ne veut, quand la nécessité l’appelle, s’y conformer sans difficulté : c’est en pleurant, c’est en gémissant, que nous subissons ce que nous subissons ; et c’est en criant contre les circonstances ! Hommes, pourquoi criez-vous contre les circonstances ? Si nous crions contre elles par cela seul qu’elles existent, nous aurons toujours à crier. Si nous crions parce qu’elles sont déplorables, qu’y a-t-il de déplorable à ce que périsse ce qui est né ? Ce qui nous fait périr, c’est une épée, une roue, la mer, une tuile, un tyran. Que t’importe la voie par laquelle tu descendras dans l’enfer ? Toutes se valent. Et, si tu peux écouter la vérité, la voie par laquelle vous expédie le tyran est encore la plus courte. Jamais un tyran n’a mis six mois à tuer un homme, et la fièvre y met souvent une année. Il n’y a dans tout cela que du bruit et un étalage de mots vides de sens.

Ce sont là de bien petites épreuves après tant de préparations ! Un jeune homme d’un beau naturel dirait à leur sujet : « Ce n’était pas la peine de tant apprendre, ni de tant écrire, ni de rester si longtemps assis chez un petit vieillard qui n’avait pas grande valeur ! » La tribune et la prison, sont des endroits différents : l’une est en haut, l’autre est en bas ; mais ton jugement et ta volonté peuvent rester les mêmes dans l’une ou dans l’autre, si tu le veux. Nous serons des émules de Socrate, quand nous pourrons, dans la prison, écrire des Péans. Mais, tels que nous sommes dans le moment, crois-tu que nous pourrions seulement supporter dans la prison quelqu’un qui nous dirait : « Veux-tu que je te lise des Péans ! » — « Que viens-tu m’ennuyer ? » lui dirions-nous. « Ne sais-tu pas quel est mon malheur ? Est-ce avec lui que je puis t’écouter ! — Et quel est-il donc ? » — « Je dois mourir. » – « Est-ce que les autres hommes seront immortels ? »