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EXTRAITS DES ENTRETIENS D’ÉPICTÈTE.

de voir ? Les enfants pleurent, dès que leur nourrice les quitte tant soit peu ; mais qu’on leur donne une friandise, et les voilà qui l’oublient. — Veux-tu donc que nous ressemblions aux enfants ? — Non, par Jupiter ! car je ne veux pas que ce soit quelque friandise, mais la rectitude de nos jugements, qui produise sur nous cet effet. Quels sont donc les jugements droits ? Ceux que l’homme doit méditer tout le jour, pour ne s’attacher à rien de ce qui n’est pas à lui, ni à un ami, ni à un lieu, ni à un exercice, ni à son corps lui-même. Qu’importe, en effet, quel est ton maître et de qui tu dépends ! En quoi vaux-tu mieux que celui qui pleure pour une femme, si tu te désoles pour un gymnase, pour un portique, pour quelques jeunes gens, pour toute autre espèce de passe-temps ? Un tel nous arrive en pleurant, parce qu’il ne peut plus boire de l’eau de Dircé. Est-ce que l’eau de la fontaine Marcia vaut moins que celle de Dircé ? — Non ; mais j’avais l’habitude de celle-là. — Eh bien ! tu prendras l’habitude de celle-ci à son tour. Puis, quand tu t’y seras attaché, pleure aussi pour elle, et cherche à faire un vers dans le genre de ceux d’Euripide :

« Les thermes de Néron, la fontaine de Marcia ! »

C’est comme cela que naissent les drames, quand les moindres accidents arrivent aux imbéciles !

— Quand donc reverrai-je Athènes et l’Acropole ? — Malheureux, ne te suffit-il pas de ce que tu vois chaque jour ? Peux-tu voir quelque chose de plus beau, de plus grand que le soleil, la lune, les astres, et la terre, et la mer ? Si tu comprends la pensée de celui qui gouverne l’univers, si tu le portes partout en toi-même, peux-tu regretter encore quelques cailloux et la beauté d’une roche ? Que feras-tu donc quand il te faudra quitter le soleil et la lune ? T’assiéras-tu à pleurer, comme les enfants ?

Que faisais-tu donc à l’école ? Qu’est-ce que tu y entendais ? Qu’est-ce que tu y apprenais ? Pourquoi te dis-tu philosophe, quand tu pourrais dire ce qui est : « J’ai écrit des introductions ; j’ai lu les ouvrages de Chrysippe ; mais sans franchir le seuil de la philosophie. Qu’ai-je, en effet, de ce qu’avait Socrate, qui a vécu et qui est mort comme vous le savez ? Qu’ai-je de ce qu’avait Diogène ? »