Page:Marais -8Aventure de Jacqueline.djvu/12

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trentaine d’années, large de tronc, les membres équarris, comme taillé grossièrement à même un bloc de pierre ; et qui exagérait encore son épaisseur en portant, par-dessus son complet de lainage gris perle, un monumental carrick de gros tissu beige clair. Cet être à la silhouette massive possédait la plus joyeuse figure qu’on pût imaginer : au-dessus d’une luxuriante barbe de chanvre pâle, s’épanouissait un visage fleuri et sensuel de gros mangeur ; les yeux de porcelaine souriaient béatement, avec une expression de douceur et de bonté optimiste ; le nez rouge, et imposant, était troué de grandes narines qui aspiraient puissamment l’air bienfaisant avec une indicible joie de vivre. Les cheveux blonds, très fournis, se partageaient sagement au milieu du front en deux bandeaux réguliers.

Sa sœur Caroline, de haute taille — grande à sembler disgracieuse — avait une carrure robuste, les hanches débordantes, le buste opulent ; arborant les bras ronds et la poitrine saillante d’une statue de Bartholdi. Cette solide personne offrait l’antithèse d’une molle figure de brebis, aux traits fondus, noyés dans l’ovale lunaire d’une chair onctueuse et blanche, sans un pli, sans une tache, sans une ride. Caroline souriait avec la même bienveillance que son frère dont elle avait les tendres yeux de faïence claire. Elle eût été belle et désirable si la moindre coquetterie avait paré ses charmes importants ; mais sa simplicité négligée, mitigée d’un goût maladroit, la désavantageait. Ses cheveux mêmes — admirablement beaux, blonds, et fins, d’une longueur et d’une épaisseur rares — tordus lourdement en forme de huit sur sa nuque, évoquaient le chignon pesant que les charretiers font avec la queue de leurs percherons.

Caroline avait vingt-trois ans ; elle paraissait bien deux ans de plus.

Suivi de ses compagnons, Hans s’avança vers la loge du concierge :

— M. René Bertin ?

— Au fond de la cour.

Les visiteurs traversèrent une large cour fleurie comme un jardin, avec ses plates-bandes de gazon et les guirlandes de lierre qui grimpaient aux murailles. Ils s’arrêtèrent en face d’une espèce de hangar vitré à l’intérieur duquel s’apercevaient des blancheurs confuses de marbre.

Après avoir cherché une sonnette absente, Hans toqua contre la porte entre-bâillée qui s’ouvrit tout à fait sous le choc de sa main pesante.

L’atelier était vaste et lumineux ; le jour — tombant de la haute toiture — répandait par la pièce ses rayons brouillés qui entouraient chaque chose d’une buée de clarté ; ça et là, se dressaient des plâtres, des glaises gonflant leurs linges humides ; et toutes ces ébauches, ces figures inachevées avaient des silhouettes informes et figées de bonshommes de neige.

Sur la table à modèle, une jolie fille d’une beauté fine et svelte, vêtue en ouvrière, un carton à la main, posait la petite apprentie en courses : le geste de son bras rejeté de côté, l’angle formé par sa jambe ployée — le genou pointant — la posture de son corps était si vraie, si naturelle que l’immobilité absolue de cette créature donnait l’illusion du mouvement intense.

À quelques pas d’elle, le jeune sculpteur pétrissait une masse de glaise placée sur la selle, tandis que deux amis assis derrière lui bavardaient en fumant des cigarettes.

À l’entrée des visiteurs, René s’interrompit d’un air ennuyé ; et le modèle quitta la pose, tournant vers les intrus