Page:Marais -8Aventure de Jacqueline.djvu/16

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les souvenirs de l’année passée à Heidelberg : le plaisir du voyage goûté par son adolescence, les causeries passionnées, l’éloquence ardente de Hans ; les heures d’intimité au sein d’une aimable famille allemande chez laquelle il avait pris pension, ainsi que l’écrivain : les sensations généreuses de ses dix-huit ans…

Et René se crut tout ému par le rappel d’une ancienne amitié, alors qu’il s’attendrissait inconsciemment sur sa propre jeunesse. Pris soudain d’un besoin d’expansion, il proposa :

— Schwartzmann, je pense que nous nous verrons souvent pendant votre séjour à Paris… Je tiens à vous rendre votre accueil sympathique de naguère… Voulez-vous accepter de dîner chez mon père, demain ? J’ai tant parlé de vous à tous les miens qu’ils s’imagineront — non pas faire connaissance — mais, refaire connaissance…

— Vous me demandez ce qui me cause le plus de joie : vous voir souvent et fréquenter votre charmante famille, répondit Hans avec chaleur.

René se sentit conquis ; et, trouvant tout à coup une bonne grâce affectueuse aux braves figures d’Hermann et de Caroline, il ajouta spontanément :

— J’espère que Monsieur et Mademoiselle Fischer nous feront le plaisir de vous accompagner ?

Les deux Allemands consentirent sans cérémonie. Puis, Hermann, prenant René à part, murmura :

— J’aimerai aussi sortir avec vous, seul… moi seul et Hans… Pour que vous nous conduisiez dans des endroits de nuit… des endroits chics, n’est-ce pas ?… Je ne passe que quelques jours ici… Je désire profiter de mon temps.

— C’est entendu, conclut gaîment le sculpteur.

Après avoir quitté l’atelier de René, les Allemands, tentés par les verdures du jardin, traversèrent le Luxembourg. Hans s’absorbait en une méditation qui contractait sa mâchoire et fronçait ses sourcils.

Hermann Fischer s’écria subitement :

— Je voudrais bien savoir qui est cette petite Luce Février, par rapport à René Bertin ?

Puis, il prit un air penaud en guettant son austère compagnon. Schwartzmann dit gravement, d’une voix rêveuse :

— Oh !… Moi aussi.

— Oui, mais vous : c’est pour…

Fischer négligea d’achever sa phrase afin de dévisager une jolie femme qui le croisait.




III


Ce matin-là, en rentrant pour déjeuner, Aimé Bertin eut l’intuition que le baromètre familial était à l’orage. Rien qu’à la façon maussade dont Jacqueline l’embrassa ; au geste rageur avec lequel René froissa son journal ; à l’attitude renfrognée de grand-père Michel qui détournait ostensiblement sa tête vénérable et barbue, M. Bertin sentit qu’il allait subir l’inévitable scène ; et il se lamenta in petto : « Bon ! Il y a encore quelque chose qui ne va pas ! »

Dans tout intérieur normalement organisé, l’heure du repas est l’instant que l’on choisit pour se disputer. Profitant du moment qui réunit les membres de sa famille à la table commune, chacun garde en réserve un stock de reproches, d’injures et de dénonciations, afin de s’en servir à cette minute propice — en même temps que des hors-d’œuvre.

M. Bertin déplorait cette détestable habitude, si funeste à la trêve de midi qui coupait sa journée de travail par