Page:Marais -8Aventure de Jacqueline.djvu/22

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bourgeoise déclarait, avec la simplicité d’une commerçante qui fait bien ses affaires : « Je suis contente… À présent, j’ai un métier dans les mains. »

La certitude de gagner sa vie : telle était sa joie. C’était aussi sa préoccupation constante : à son directeur, elle ne demandait pas la vedette, le grand rôle, le pas sur une camarade, les mille exigences qui trahissent la vanité du cabotin ; — mais elle sollicitait toujours de l’augmentation, se souciant avant tout des bons traités qui n’engagent point pour longtemps et vous assurent des émoluments profitables.

Le plus grand éloge qu’elle fît de quelqu’un, c’était lorsqu’elle disait :

— Le directeur du Théâtre-Royal est un homme très convenable… il paye bien.

Luce travaillait obstinément, avec une énergie acharnée ; elle se préparait une belle existence.

Une vraie volonté de femme, c’est quelque chose de fort, d’immense, de prodigieux — c’est presque redoutable. Car celles qui savent rester chastes possèdent une supériorité d’action que l’homme n’atteint jamais.

Cette jeune actrice, jolie, indépendante et décidée, avait produit une profonde impression sur René dont la nature assez hésitante admirait ce ferme caractère. Grâce à sa sœur, il se glissait en tiers dans l’intimité récente des deux jeunes filles. Jacqueline s’était vite aperçue que son frère devenait amoureux de Luce ; avec l’instinct d’appareillade qui domine toute femme, Jacqueline favorisait ce flirt qui touchait sa fibre sentimentale. Son frère était si élégant et Luce si gracieuse : quel joli couple !… Les trois amis formaient déjà des projets d’avenir.

Et voici qu’un soir, quelque temps avant leur départ, M. Bertin remettait les choses au point sans s’en douter le moins du monde — en remarquant, devant ses enfants :

— Comme c’est amusant, ces rencontres de villes d’eaux… On ne se quitte pas de tout un mois, et l’on ne se reverra plus de toute la vie. On fait connaissance avec une facilité déconcertante ; et l’on cesse de se connaître, passé le seuil de l’hôtel… C’est joliment commode. Certaines relations deviendraient gênantes, à Paris. Ainsi, ces dames Février (qui sont charmantes, entre parenthèses)… eh bien ! je serai content de les laisser ici… Elles ne sont pas de notre milieu. Hors d’Aix-les-Bains, je n’autorise plus Jacqueline à frayer avec une petite comédienne.

Jacqueline et René s’étaient lancé un regard consterné. Ils savaient que leur père cachait une opiniâtreté invincible sous ses dehors légers d’homme frivole. Sur certaines questions, Aimé Bertin se montrait irréductible ; les préjugés étaient du nombre. Jamais il ne consentirait au mariage de son fils avec Mlle Luce Février, du Théâtre-Royal. Le modiste méprisait l’artiste ; cet artiste du commerce était pourtant fait pour s’entendre avec cette commerçante de l’art.

Jusque-là, René éprouvait un amour assez tiède à l’égard de Luce ; l’obstacle entrevu l’enfiévra soudain de passion : il sentit que cette petite femme était entrée dans sa vie et n’en sortirait plus. Pour la première fois de son existence, René prit une décision : il épouserait Luce ou resterait célibataire. Il n’osa cependant manifester sa volonté devant son père. Respect filial ?… peut-être. Faiblesse ? certes. La peur d’un destin précaire intimidait ce garçon de vingt-cinq ans qui s’était aveuli, sans que ce fût de sa faute, dans la molle quiétude d’un sort trop facile. Que deviendrait-il,