Page:Marais - La Carriere amoureuse.djvu/60

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— Ah ! Vous êtes bien le lâche que j’avais jugé !

— Quel est le lâche, ici ? Vous m’insultez, et je ne puis vous frapper : songez que vous êtes sous mon toit…

— Je m’en fiche ! Ainsi, vous prenez plaisir à faire le mal, uniquement pour le mal. Votre cerveau malsain et détraqué contamine les autres de votre pourriture morale… Vous avez taché cette vie commençante, comme un écolier jette de l’encre sur une page blanche. Tels certains hommes s’imaginent guérir d’un mal honteux, au contact d’un sang virginal — vous avez éprouvé le besoin de salir cette âme neuve au contact de votre esprit dépravé. Vous êtes un misérable.

— C’est tout, monsieur Bernard ?

— Non, ce n’est pas tout. Il me reste à dire le principal. En effet, vous êtes libre d’agir à votre guise. Votre devoir serait de réparer le mal dont vous êtes la cause, mais, si vous reculez devant cette responsabilité — au moins, laissez cette enfant, quittez Nicole, quand il est encore temps : à dix-huit ans, on a des années pour oublier…

— Parbleu, monsieur Bernard, vos discours devaient aboutir à cette conclusion. En somme, vous avez dépensé une demi-heure en propos diffus, au lieu de me dire tout bonnement : « Claudières, laissez-moi le champ libre… »

— Vous avez raison, assez de paroles. Je vous signifie maintenant mon ultimatum : épousez-la ou quittez Nice, sinon je préviens le père.

— Plaît-il ?

— C’est pourtant clair et concis, cette fois. Vous connaissez Fripette : c’est un homme inconscient et léger, mais le jour où je lui ouvrirais les yeux, où je lui dirais « Votre fille a un amant ; cet amant est célibataire et refuse de l’épouser », Fripette, qui adore Nicole, serait capable de vous tuer comme une mauvaise bête, et aurait tous les pères pour lui.

— Vous feriez une double indélicatesse : d’abord en perdant une jeune fille auprès de son père, ensuite en la calomniant : je vous donne ma parole d’honneur que Nicole n’est pas ma maîtresse.

— D’honneur ? Je serais curieux d’entendre la définition de l’honneur passant par votre bouche…

— Drôle !

Paul a levé sa cravache. Jean lui saisit le poignet. Je pousse un cri, je m’élance et me jette entre eux. Paul, stupéfait, gronde :

— Oh !…

Et recule jusqu’à la porte. Il esquisse un sourire amer : mon apparition ne l’engage guère à ajouter foi à la parole de Jean. L’émotion me fait trembler : si j’étais de celles qui s’évanouissent, j’aurais au moins le soulagement de perdre conscience. Mais la seule détente que j’éprouve est une crise de larmes nerveuses. Je m’effondre dans un fauteuil sanglotante, tandis que Jean crie à Paul :

— Sapristi ! Allez-vous-en, vous !… nous reprendrons cette conversation plus tard ; je suis à votre disposition.

Mais Paul se rapproche de lui, répond nettement :

— Ah ! pardon : entendons-nous. Je ne tiens pas du tout à me battre avec vous, monsieur Claudières. Vous autres, gens de lettres, vous avez une façon tout à fait légère de manier l’épée (en général, votre plume est plus meurtrière), et vos duels ne sont jamais sanglants. Moi j’ai pris des leçons d’escrime au régiment, d’un vieux soldat qui ne considérait point ces jeux-là comme une manière de réclame… Je craindrais d’avoir la main lourde au cours d’une rencontre, et je ne me soucie pas de vous tuer : Nicole me détesterait. Quant à nos injures, elles furent réciproques : ainsi, nous sommes quittes. Je ne me considère pas offensé par vous : témoignez-moi le même mépris. Je me contente de vous répéter : songez à ce que je vous ai dit. Adieu.

Il sort rapidement, claquant la porte derrière lui, avant que Jean ait pu répliquer. Bientôt un bruit de galop furieux laisse supposer qu’en ce moment le malheureux cheval doit recevoir des coups de cravache qui — bien que le touchant — ne s’adressent pas précisément à son échine…


Je pleure toujours. Il me semble que mes larmes vont continuer de couler ainsi sans se tarir, dissolvant peu à peu mes forces. Je sens un bras qui m’entoure la taille, une bouche qui se colle à mes paupières ; Jean boit ma douleur avec une sensualité cruelle. Je profite du charme que me donne la souffrance à ses yeux pour l’implorer :

— Oh ! Jean, ne m’abandonnez pas !… Qu’est-ce que vous allez faire, dites ?

— Ce que vous voudrez, ma chérie. Voulez-vous que nous partions ensemble ?… Que j’aille trouver votre père ?

— Ah ! Ce serait le meilleur parti : si vous précédiez Paul auprès de papa…

— Eh bien ! C’est chose faite. J’irai vous demander demain à Fripette.

— Demain ?…

— Hein ! Nicole, qui se serait douté que notre roman finirait ainsi ?