Page:Marais - La Carriere amoureuse.djvu/76

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en surveillant la petite allée où tombe la blanche floraison des giboulées de neige et de grêle. De frêles arbustes tremblent, frémissent, grelottent sous l’averse, comme de pauvres êtres transis ; le ciel gris et vaporeux étend sur les choses le voile de mélancolie d’une fresque de Puvis de Chavannes. Il fait triste. Il fait doux. Mon cœur bat plus vite chaque fois que j’entends un bruit de pas sur le gravier. Au tournant de l’avenue, paraît le macfarlane tabac de mon père ; il avance rapidement, la tête baissée ; son grand feutre marron cache en partie sa figure dont je n’aperçois que la moustache blonde.

Je cours à la porte. Il ne dit rien, en entrant ; mais ses grands bras m’enserrent d’une étreinte violente qui m’étouffe ; et ses lèvres tremblantes s’appuient longtemps sur mon front. Il me tient comme s’il avait peur de me voir échapper.

À la fin, il dit à voix basse :

— Malheureuse petite ! Si tu savais quel mal tu m’as fait !…

Son visage mobile reflète l’anxiété, la crainte, la douleur, et aussi une espèce de curiosité émue. Pauvre homme ! Jusqu’ici son âme légère ignorait la souffrance : c’est moi qui devais lui apprendre à pleurer.

Il questionne à plusieurs reprises :

— Pourquoi es-tu partie ?… Mais, pourquoi ?

Que lui répondre ? C’est à mon père, surtout, que je dois mentir : nous vivions côte à côte : cependant, j’ai pu gâcher ma vie, aimer passionnément un homme, souffrir de son abandon, me jeter dans les bras d’un autre, et nul soupçon n’a effleuré son front de distrait, n’a inquiété son esprit de joueur impénitent. Ah ! l’indifférence stupéfiante (cette anesthésie de tous les sentiments au profit d’une sensation hyperesthésiée), l’inconscience effarante des maniaques du tapis vert… S’il me fallait dire la vérité ainsi, sans préparation, il n’aurait pas le temps de comprendre… Arrangeons… inventons… Je me décide :

— Pourquoi je suis partie ?… Je vais te l’expliquer, papa. Aie la patience de m’écouter sans m’interrompre… La cause d’un événement soudain, inattendu en apparence, remonte souvent à plusieurs années… C’est là mon cas… J’ai pris aujourd’hui une résolution que m’inspirèrent tes paroles d’hier, d’avant-hier, de toujours. Souviens-toi, papa… Depuis l’âge où j’ai su comprendre, tu ne m’as tenu que des propos qui exprimaient ton aimable amoralité, ton scepticisme souriant, ton cynisme léger… La morale que tu m’enseignas ? La voici : jouir du moment présent sans nuire à son prochain ; s’amuser — simplement — dans la vie en évitant les embêtements…

— Nicole !

— N’est-ce pas cela ? Je souhaitais un but à atteindre, un effort à faire… Tu m’as dit : « Tout ce qui se réalise est une déception. » Tu m’as dégoûtée d’aimer : « L’amour est comme la jeunesse des vieilles actrices, il semble vrai sur les planches et factice à la ville. » Et, lorsque blasée avant l’âge, rassasiée de curiosité, j’aurais eu besoin de me réfugier dans le secours de principes austères, tu as conclu, frivole et charmant : « La morale est un épouvantail à moineaux dont les malins se servent ainsi que d’un abri pour agir impunément sous le manteau troué de sa vertu : à sa vue, tout le monde salue et personne n’y croit… »

— Oh ! Nicole…

— Oh ! papa… Il ne fallait pas jouer avec le feu d’artifice de tes paradoxes d’homme d’esprit… Les fusées en étaient brillantes, mais elles m’ont brûlée… Vois-tu, j’ai beaucoup de mémoire, moi… Je me rappelle tout ce que l’on me dit. Bref, tes préceptes m’ont enseigné le désir de jouir et le mépris du devoir. Le Devoir, ce drapeau, selon toi, des préjugés hypocrites…

— Mais tu as mal interprété mes boutades, petite malheureuse !

— À qui la faute ? Tu sais bien, papa, que si l’on crie trop fort dans un pavillon de phonographe, on risque de fausser l’instrument ; ton ironie était trop forte pour mon cerveau : elle m’a faussé les idées.

— Est-ce ainsi que tu entends m’expliquer ton départ ? Sortons enfin des phrases vagues…

— Avant de raconter l’histoire, j’ai voulu poser mon héroïne. Voici le récit, maintenant : il était une fois une jeune fille de dix-huit ans — pas banale, pas naïve. Avertie, sans expérience. Immorale, sans perversité : je t’ai énuméré plus haut les raisons de son caractère. Cette jeune fille vivait sans trop d’inquiétude en savourant mille petites jouissances délicates et raffinées, bercée dans une existence fleurie, douillette et précieuse… Peu à peu, elle se mit à réfléchir, s’aperçut qu’elle avait pris goût au plaisir journalier qu’apportait chaque matin ; qu’elle aimait prodigieusement toutes les choses coûteuses et jolies… Mon Dieu ! son idéal était plus délectable qu’éthéré, mais mon héroïne ne prétend nullement à la noblesse des belles âmes : c’est une simple créature avide de vivre, et qui ne veut plus prendre de la tisane, une fois qu’elle a bu du champagne dry… Il y a des destins à douze sous le litre, et d’autres à un louis la bouteille : le sien est un cru de bonne marque, elle se refuse à le baptiser.

Or, juste à l’instant où elle découvrait son appétit de bonheur cher, ce bonheur menaçait de craquer. Un avenir incertain ; des tracas,