Page:Marais - La Carriere amoureuse.djvu/80

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

instinctive m’interdit désormais de disposer de moi ; j’appartiens à Paul, ainsi que son hôtel, son auto, ses meubles… Je n’ai pas le droit d’agir librement, de m’offrir à quelqu’un… Un peintre donnerait-il à l’un de ses amis le tableau que l’État viendrait d’acquérir ?… On ne fait pas cadeau d’un objet vendu.

Soudain, Claudières change de tactique ; il me saisit par les poignets et dit avec vivacité :

— Nicole !… Ne jouons plus cette comédie d’indifférence réciproque. Croyez-vous que je sois ici dans le but de vous être odieux ? Non, Si je suis chez vous, c’est que je vous ai revue, vous étiez si jolie, l’autre soir… Vous voilà dans votre vrai cadre : le luxe vous affine et vous complète… C’est votre seconde beauté. J’ai constaté en vous une séduction nouvelle sans m’appesantir sur son origine… Que m’importe celui qui vous possède : il ne peut m’empêcher de jouir de votre grâce ; et lorsque j’admire la Joconde, l’aimé-je moins parce qu’elle n’est pas ma propriété ?… Mon dilettantisme se plaît à voir un joli corps paré de jolies étoffes… Je ne sais rien de plus attristant qu’une main parfaite cachée sous un gant usé !… Auriez-vous l’idée de placer un service de vieux sèvres sur une nappe en toile cirée ? La beauté appelle la beauté. Qu’on l’obtienne au prix d’une lâcheté, d’une opprobre ou d’une folie, le geste porte son pardon, car la beauté est semblable au feu qui purifie tout… Si je vous dis ces choses, Nicole — ô chère Nicole, qui rêviez d’une union bourgeoise indigne de nous ! — c’est afin de vous expliquer mon attitude franche et naturelle, lorsque je reviens aujourd’hui vous demander les joies exquises d’un amour en marge de votre vie, dont s’effarouchaient vos ferveurs candides… Je vous aime, Nicole. Je vous aime mieux qu’avant, je ne regrette rien : le verger où l’on cueille les meilleurs fruits, c’est celui des autres. Et vous aussi, vous m’aimez toujours, puisque vous m’avez reçu ici…

Sa bouche frôle mon visage. Je me dégage en reculant de deux pas. Je réplique nettement :

— Vous vous abusez étrangement pour un homme d’esprit. Vous ne voyez donc pas que je vous regarde avec des yeux différents ? Si j’ai accepté ce dernier entretien, c’est précisément pour vous éviter le plaisir mal fondé de me croire encore sous le joug… Vous n’avez plus d’empire sur moi, et vos paroles ne me touchent guère : vous n’êtes pas épris, vous êtes dépité ; voilà le seul sentiment qui vous inspire ces mots passionnés et ces sophismes ramassés sans doute dans un de vos livres. Vous êtes surpris et formalisé que j’aie osé me consoler de vous… Vous eussiez préféré devenir le héros enviable et funeste de mon désespoir mortel, voire de mon suicide… Très probablement. La fin de l’aventure eût été flatteuse… Seulement, voilà. À force de se griser d’un mauvais vin l’ivrogne le rejette malgré lui… À force de vous connaître, j’ai vomi mon amour pour vous : il ne m’en reste que l’écœurement.

— Tu mens : à toi-même ou à moi.

Il accompagne son tutoiement d’un geste violent que je n’ai pas le temps de prévoir. Il m’a renversée à demi, sous l’étreinte brutale de ses bras en collier à mes épaules ; il essaye de son pouvoir physique, se refusant à emporter l’humiliation d’une défaite. J’éprouve de nouveau le mal délicieux d’être meurtrie contre sa poitrine robuste, d’avoir la taille pétrie par ses doigts nerveux. Tout près de mon visage, ses prunelles changeantes semblent agrandies. Je me sens faiblir… ma bouche va s’entr’ouvrir, vaincue par ses lèvres savantes… Non ! Il ne faut pas… Je retourne la tête : j’aperçois à deux pas, la véranda où la lutte nous a entraînés. D’un effort désespéré, je lance mon poing dans la vitre qui vole en éclats.

Jean a lâché prise, déconcerté par le fracas inattendu du verre qui tombe sur le sable du jardin.

Je cours à la cheminée ; je sonne Jacques. Et, sous le regard impassible du domestique qui semble ne pas voir la vitre cassée, ni le désordre de nos vêtements, Jean Claudières doit se retirer comme un visiteur quelconque.

À peine est-il parti que je sors à mon tour, heureuse d’aller à l’air… Devant la porte, la voiture attend, et les beaux chevaux noirs encensent gracieusement, en pointant leurs fines oreilles. Je crie :

— Dételez.

Je veux me promener à pied, harasser mes nerfs trépidants et rentrer brisée par la bonne fatigue d’une marche forcée.

J’arpente l’avenue d’un pas agité ; ces arbres trop bien rangés, ces pelouses trop bien entretenues, ces passants élégants que je croise m’énervent. C’est propre, chic et pomponné ici. J’ai besoin d’aller ailleurs pour me calmer, de voir des gens pauvres et des quartiers sombres. Les yeux tristes aiment les choses grises.

Me voici place de la Concorde.

Je passe le pont. Je suis les quais de la rive gauche. J’ai envie de regarder les estampes du quai Malaquais… Mais la vue des étalages de bouquinistes m’arrête encore : ces boîtes noires et poussiéreuses m’ont-elles passionnée