Page:Marais - La Nièce de l'oncle Sam (Les Annales politiques et littéraires, en feuilleton, 4 août au 6 octobre), 1918.djvu/121

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la force d’une loi sentimentale : tant que nous participons à la société par l’une de nos attaches humaines, nous ne pouvons déplorer notre isolement — encore moins nous soustraire à nos charges…

Laurence songeait enfin : « François n’a plus que moi… si je venais à lui manquer, c’est lui qui pourrait se plaindre d’être seul au monde. Je dois vivre pour lui ; c’est mon devoir. »

La jeune fille attachait obstinément son regard sur son frère : son sommeil était frissonnant, coupé de sourdes plaintes ; ses pommettes rouges, creusées par les années de guerre, avaient perdu le velouté de l’enfance pour prendre un aspect maladif sous la lueur indécise des cierges qui accusait la maigreur des joues plates. Sous l’uniforme bleu déteint, le corps abandonné se révélait robuste ; mais les mains crispées au rebord du fauteuil, ces jeunes mains d’adolescent étaient déjà gonflées de veines saillantes ; les doigts aux ongles cassés, taillés de près en carré, racontaient leur labeur inusité ; les phalanges déformées gardaient des traces d’anciennes engelures ; le pouce et l’index, énergiquement recourbés, semblaient se contracter sur la détente d’un revolver imaginaire…

Et ce fut seulement devant ce petit détail — cette frêle patte fraternelle si visiblement fatiguée — que Laurence se sentit baignée