Page:Marcel Schwob - Œuvres complètes. Écrits de jeunesse.djvu/190

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de Kant, car il n’y avait rien qui lui répugnait autant que tout ce qui portait l’empreinte de la sycophanterie ou de la concession timide. Plus son imbécillité augmentait, plus il devint de jour en jour sujet aux illusions mentales et, en particulier, il tomba en bien des idées fantastiques sur la conduite de ses serviteurs, d’où il suivit que parfois il les traitait avec acrimonie. En ces occasions, j’observais généralement un profond silence et de temps en temps il me demandait mon avis, et je ne me faisais point scrupule de dire franchement alors : “Monsieur le Professeur, je crois que vous avez tort.” — “Vous croyez ?” me répondait-il avec calme, puis il me demandait mes raisons qu’il écoutait avec grande patience et candeur. Il était très évident que l’opposition la plus ferme, tant qu’elle reposait sur un terrain et des principes soutenables, rencontrait son estime ; et sa noblesse de caractère n’avait point cessé de le porter à son mépris habituel pour une timide et partiale concession à ses opinions au moment même où ses infirmités lui faisaient si anxieusement désirer cette concession.

Autrefois, dans la vie, Kant avait été peu accoutumé à la contradiction. Sa superbe intelligence, sa conversation brillante fondée en partie sur son caustique esprit d’à-propos, en partie sur la prodigieuse érudition qu’il possédait, l’air de noble confiance en lui que la conscience de ses avantages imprimait à toute sa façon d’être, la connaissance générale de la stricte pureté de son existence, tout cela s’unissait pour lui donner une position supérieure aux autres qui, généralement, le préservait contre toute contradiction ouverte. Et, si parfois il rencontrait une opposition bru-