Page:Marcel Schwob - Œuvres complètes. Écrits de jeunesse.djvu/200

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l’effort trop grand. Donc, par un jour tiède au commencement de l’été, moi et un vieil ami de Kant, nous l’accompagnâmes à une petite maison que j’avais à la campagne. Comme nous traversions les rues, Kant fut enchanté de découvrir qu’il pouvait se tenir droit et supporter le mouvement de la voiture, et sembla éprouver un plaisir juvénile à voir les tours et autres monuments publics qu’il n’avait pas vus depuis des années. Nous arrivâmes très gais au but de notre promenade. Kant prit une tasse de café et essaya de fumer un peu. Puis il s’assit au soleil et écouta charmé le babil des oiseaux qui s’étaient assemblés en grand nombre. Il distingua chaque oiseau à son chant, le désigna par son nom. Après avoir passé là environ une demi-heure, nous nous mîmes en route pour revenir, Kant encore joyeux mais évidemment rassasié par le plaisir de la journée.

En cette occasion, j’avais évité à dessein de l’emmener dans un jardin public afin de ne point troubler son plaisir en l’exposant à la désagréable curiosité des regards de la foule. Cependant, on sut à Kœnigsberg que Kant était sorti ; et comme la voiture traversait les rues pour rentrer à la maison, il y eut une ruée de gens de tous les quartiers vers cette direction. Quand la voiture pénétra dans la rue où était sa maison, nous la trouvâmes entièrement encombrée par le peuple. Comme nous nous approchions lentement de la porte, il se fit deux haies dans la foule entre lesquelles nous fîmes passer Kant, moi et mon ami lui donnant le bras. Je remarquai dans cette foule les visages de beaucoup de personnes de rang et d’étrangers distingués : quelques-uns voyaient maintenant Kant pour la