Page:Marcellin, Jornandès, Frontin, Végèce, Modestus - Traductions de Nisard, 1860.djvu/20

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qui font corps avec le tissu. D’autres vous viennent de but en blanc, et d’un air d’importance, faire parade de leur immense fortune. Vous en avez pour un jour entier à écouter l’énumération de leurs biens, le détail de leurs revenus, qui vont se multipliant d’année en année. Ils ignorent apparemment que leurs ancêtres, qui ont étendu si loin la puissance romaine, ne brillaient guère par leurs richesses. Ces hommes, dont l’énergie, aux prises avec tous les maux de la guerre, a triomphé de tant d’obstacles, n’étaient pas mieux pourvus, mieux nourris, mieux vêtus que le dernier soldat. Oui, il fallut une quête pour inhumer le grand Publicola. On se cotisa parmi les amis de Régulus pour subvenir à l’entretien de sa veuve et de ses enfants. La fille adulte d’un Scipion ne fut dotée qu’aux dépens du trésor public. Un sentiment de pudeur s’empara du sénat en voyant cette vierge consumer dans le célibat ses belles années parce que son père était pauvre et servait au loin la patrie.

Allez, honnête étranger, vous présenter chez un de nos Crésus du jour, si gonflés de leur opulence. Au premier abord vous êtes reçu à bras ouverts ; il vous fait questions sur questions, jusqu’à vous obliger à mentir pour ne pas rester court. Émerveillé, vous chétif, d’être ainsi choyé dès la première vue par un personnage de cette importance, vous vous prenez à regretter de n’être pas venu à Rome dix ans plus tôt. Cette réception vous met en goût, vous y retournez le lendemain ; mais vous n’êtes plus qu’un intrus, un importun ; on vous fait attendre. Votre obligeant questionneur de la veille a bien d’autres affaires ! il compte ses espèces. Il lui faut une heure pour se rappeler qui vous êtes et d’où vous venez. Il se remet enfin votre figure, et vous voilà des siens. Mais après trois ans de cour assidue avisez-vous de faire une absence ; au retour, c’est à recommencer. Quant à s’enquérir de ce que vous êtes devenu, il y songe autant que si vous n’étiez plus du monde. Vous passeriez votre vie près de ce soliveau, sans faire un pas de plus.

Mais il se prépare un de ces dîners en plusieurs actes, festins interminables et meurtriers ; ou bien il s’agit de régler une distribution de sportules, suivant l’usage. Grave sujet de délibération. Donnera-t-on la préférence à un étranger sur telle autre personne à qui l’on doit un retour de politesse ? Le scrutin dit oui. Qui donc ira chercher l’invitation ? Celui qui aura, la nuit, fait sentinelle à la porte d’un cocher du cirque ; ou quelque maître en l’art de jouer aux dés ; ou le premier charlatan qui se dit possesseur de quelque grand secret. Porte fermée aux hommes de savoir et de principes ; ces gens ne sont bons à rien, et leur présence porte malheur. Ajoutez les fraudes intéressées des nomenclateurs ; race qui tire argent de tout, et ne se fait guère scrupule d’introduire un nom subreptice, ni d’imposer à l’hospitalité ou à la munificence des grands un inconnu ou même un indigne.

Je ne peindrai pas ces gouffres appelés banquets, ni les mille raffinements que la sensualité y déploie. Mais que dire de ces courses extravagantes au travers de la ville ? de ces chevaux lancés à toute bride, au mépris de tous dangers, sur le pavé rocailleux des rues, comme si l’on courait officiellement la poste avec les relais de l’État ? de cette multitude de valets, véritable bande de voleurs que l’on traîne après soi, sans