Page:Marcellin, Jornandès, Frontin, Végèce, Modestus - Traductions de Nisard, 1860.djvu/340

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de bât,et laissa derrière lui ses ennemis, qui, ayant capturé les deux hommes envoyés en avant pour leur donner le change, croyaient n’avoir qu’à étendre les bras pour s’assurer de la proie principale. Pendant qu’ils restaient là à l’attendre, Pap rentrait sain et sauf dans ses États. Il y fut reçu avec transport, et, dissimulant ses injures, continuait d’observer notre alliance avec fidélité.

(16) Un déluge de sarcasmes tomba sur Daniel et Barzimère à leur retour. On ne tarissait pas sur leur gaucherie et leur négligence. Ils en furent d’abord étourdis ; mais, comme le serpent, ils gardaient leur venin pour le lancer à coup sûr contre celui qui avait fait d’eux ses dupes.

(17) Pour atténuer leur faute grossière, et amoindrir l’adresse supérieure qui les y avait fait tomber, ils rebattaient les crédules oreilles du prince des suppositions les plus absurdes sur Pap, prétendant qu’il possédait les secrets magiques de Circé pour opérer des métamorphoses, et priver qui bon lui semblait de ses facultés. Il avait bien eu, pour échapper de leurs mains, la puissance de fasciner leurs yeux, de prendre une forme inanimée. Quels embarras n’allait-il pas créer, si on le laissait vivre, au gouvernement dont il s’était ainsi joué ?

(18) Ces propos finirent par allumer dans l’âme de l’empereur une haine implacable. Chaque jour c’était un plan nouveau pour faire périr le roi d’Arménie clandestinement, ou à force ouverte. Trajan commandait alors nos forces dans le pays ; on lui en confie secrètement la mission.

(19) Toute espèce d’artifice fut par lui mise en œuvre pour circonvenir le prince : tantôt il lui faisait lire les lettres les plus rassurantes sur les dispositions de Valens, tantôt il allait lui- même prendre place à sa table. En dernier lieu, toutes ses mesures étant prises, il l’invite à dîner avec des démonstrations de respect infinies. Pap, libre de tout soupçon, vint au rendez-vous sans balancer, et fut mis à la place d’honneur.

(20) Le festin était somptueux ; la salle retentissait des sons d’une musique militaire, et de fréquentes libations commençaient à échauffer la tête des convives, lorsque le maître du logis s’absenta, sous prétexte d’un besoin. Alors un barbare, de ceux qu’on nomme Scurrae, entre dans la salle, l’épée nue, d’un air farouche, et fond sur le jeune prince avant qu’il ait pu gagner la porte, qu’on avait pris d’ailleurs la précaution de fermer.

(21) Pap se dresse sur son lit, et tire son poignard pour défendre à tout hasard sa vie. Mais il fut renversé d’un coup dans la poitrine, et tomba comme une victime à l’autel, le corps percé de mille blessures.

(22) C’est ainsi que sous l’œil même du dieu qui la protège, au milieu des joies d’un banquet, fut trahie l’hospitalité que respectent les barbares du Pont-Euxin eux- mêmes. Le sang d’un étranger coula sur la table d’un Romain, dernier service offert à la satiété des convives, que l’horreur du spectacle eut bientôt dispersés. L’ombre de Fabricius Luscinus en a gémi, si le sentiment subsiste au-delà de cette vie ; lui qui, malgré la désolation causée à l’Italie par les armes de Pyrrhus, refusa si noblement l’offre de l’empoisonner que lui adressa Démocharès, ou, si l’on veut, Nicias, officier de la bouche de ce prince, et, de plus, écrivit à Pyrrhus lui-même de se défier de ceux dont sa personne était entourée : tant la table même d’un ennemi était sacrée, à cette époque de loyauté et