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Premier interrogatoire


Saïd Bey s’avance, puis, solennel, s’assoit derrière son bureau d’où il m’indique d’un geste la fenêtre sur la mer et me conseille de respirer « awa kwayes » le bon vent.

J’en use à profit, assise sur le rebord, j’aspire à pleins poumons cet air sain. N’ai-je pas à m’approvisionner d’air sain et de force pour la lutte que je vais avoir à soutenir. Pendant près d’une heure tout le monde semble avoir oublié ma présence. Je regarde au loin s’il y a des navires et je réfléchis à la possibilité de les joindre à la nage. Mais je crains de n’avoir pas la force de nager les heures nécessaires et, de plus, il y a les requins qui ne me laisseraient pas aller loin. Surtout, surtout, j’attends à chaque instant l’arrivée du consul de France en qui je mets tout mon espoir.

Profitant de ce que personne ne m’observe, je sors tranquillement de ma valise un tube de vaseline, tandis que d’un geste je dissimule un petit carnet rouge sur lequel je consigne tous mes sentiments et réactions de voyage — et qui pourrait devenir une pièce à conviction sans égale.

Tout à coup des grincements de voitures qui s’arrêtent, des voix dans l’escalier précèdent un groupe de trois hommes. Ils sont tous de très grande taille, élégants, le visage encadré de longues boucles noires. Je suis particulièrement frappée par la pâleur de l’un d’eux que complète encore un nez pincé et des yeux clairs posés à fleur de tête. Mon instinct m’ordonne de me méfier de cet homme.

Ils s’avancent tous trois vers Sober Effendi et se mettent à chuchoter entre eux en accompagnant leurs paroles de gestes violents tandis qu’ils me dévisagent d’un air féroce.

Il me semble comprendre que Soleiman va mieux.

Mais ma situation s’aggrave.

Un nouveau bruit d’auto. Le mudir cherta[1] paraît, calme et froid. À peine a-t-il pénétré dans la pièce que le groupe se précipite sur lui. J’en fais autant et je m’accroche à son bras que je secoue violemment pour le forcer à répondre à ma question.

— As-tu vu Soleiman ?

Les spectateurs semblent stupéfaits de tant d’audace et me contemplent avec un mélange de respect et d’horreur. Je me classe définitivement dans leur esprit comme un être spécial par ce geste d’autorité.

— Oui, répond le mudir cherta, je l’ai vu, il a même rendu devant moi.

Il accompagne ses paroles d’un geste explicatif de son estomac à sa hanche.

— Pourquoi ne m’amènes-tu pas le voir ?

— Il a la tête fatiguée et la fièvre.

— Dit-il toujours que c’est moi qui l’ai empoisonné ?

— Oui, il t’accuse toujours.

— Alors il est très fâché contre moi.

— Non, il parle très bien de toi.

Je n’y comprends rien. Les docteurs écoutent, bouche bée, l’air féroce, prêts à punir mon impudence. L’un d’eux s’avance vers moi et me regardant droit dans les yeux, articule :

— Soleiman t’accuse de l’avoir empoisonné. De plus trois de ses camarades de chambre certifient l’avoir vu prendre vers 10 heures du soir une poudre rouge délayée dans de l’eau.

Ces trois Arabes s’informant de ce qu’il avalait il a répondu :

— Zeïnab m’a donné cela pour me purger.

Sans hésiter je réponds :

— C’est faux, je suis sûre que Soleiman n’a jamais dit cela.

En plaisantant Soleiman a ajouté :

— Peut-être que Zeïnab aime un autre homme et qu’elle me donne cela pour se rendre libre.

C’est trop bête et je questionne, indignée :

— Les témoins ont-ils dit cela avant ou après mon arrestation ?

— Pourquoi ?

— Parce que cette plaisanterie est inadmissible et si c’était sérieux Soleiman n’aurait pas bu. Je ne crois pas aux facéties qui ont l’air de se réaliser exactement.

Un autre docteur s’avance vers moi :

— On a trouvé près de son lit une petite pilule et il dit en avoir avalé une pareille. Il les tenait de toi, dis qu’est-ce que c’est ?

Je hausse les épaules. Je sais que ce n’est pas vrai ; il y a huit jours j’ai donné de la kalmine, des pastilles purgatives achetées à Suez et c’est tout.

Soudain le corps médical aperçoit ma valise.

— Ce sont tes affaires ?

Et, brutalement, ils se jettent dessus, enlèvent tout, chacun veut trouver la pièce importante, la preuve…

Ils fouillent furieusement, assouvissant leur vengeance sur une boîte de cacao que l’un d’eux brandit triomphalement, persuadé qu’il tient la source même de l’empoisonnement… une poudre brune

Je leur explique tant bien que mal que c’est une nourriture concentrée dont j’avais fait provision pour la traversée du désert.

Ils ne me croient pas et saisissent les boîtes, ma poudre pour la figure demande des explications que je leur fournis en leur secouant la houlette sous le nez, mon bâton de rouge, mon fard, mon vernis à ongle m’obligent à une démonstration d’un maquillage complet. Ils sont étonnés.

— Tout pour la figure, conclut d’un air de mépris Saïd Bey.

Le comble de l’agitation accompagne la découverte d’une centaine de cachets de kalmine ; et les pastilles laxatives sont saluées par des hurlements féroces.

Indiquant d’une main le laxatif je me tape de l’autre sur l’estomac en expliquant :

— Botné nedif (ventre propre).

Les docteurs ne semblent pas convaincus, l’expression de leur figure se durcit de plus en plus. Je leur propose d’ouvrir un cachet de kalmine pour voir si, par hasard, la poudre intérieure serait colorée. Ils ne bougent pas et me fixent toujours. Je saisis un cachet et le crève.

Stupeur, la poudre est rose. Je triomphe. De l’eau maintenant, peut-être que la couleur foncera au contact d’un liquide. Le chef ordonne au chaouich[2] d’apporter une petite tasse à café et quelques gouttes d’eau. La couleur s’accentuer, les yeux s’agrandissent.

— Voilà, c’est peut-être un cachet écrasé qu’on a vu hier soir, tout simplement, et pour vous prouver que ce n’est pas ce qui a pu tuer, je l’avale.

Je joins le geste à la parole, mais trois mains retiennent mon bras et sur un ordre apeuré le chaouich jette tout dans la mer.

Je veux tout avaler, mes cachets, mes boîtes de cacao, mais on ne m’écoute pas et les chaouichs emportent avec précaution pour l’analyse tous les ingrédients dangereux, aliments, remèdes, produits de beauté.


(À suivre.)
MARGA D’ANDURAIN.


  1. Directeur de la police.
  2. Agent de police.

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