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La mort de Soleiman


Un bruit d’aile, suivit d’un « tac » contre mon corps me tire de ma torpeur, puis un autre, et ainsi de suite à la cadence d’un par minute, tantôt sur ma tête, ma poitrine et mes jambes. Ce sont d’énormes cafards marrons qui m’ont prise pour cible. À chaque coup je tressaille, j’empoigne la veilleuse, espérant me protéger en bougeant. J’avance avec précaution dans cette boue de résidus humains, mon premier pas au bord d’un trou fait jaillir une nuée de ces horribles bêtes comme actionnées par un ressort. Paralysée de terreur, je reste sur place et projette ma lumière autour de la pièce. Le spectacle m’achève, une armée de cafards prend possession du terrain, les murs ont l’air vivants sous ce grouillement brun.

Dans les coins, des yeux brillants, des grosses têtes de rats émergent entre le mur et les planches mal jointes, tandis que j’écrase sur mon voile et ma robe les sillons de punaises qui courent et se cachent entre les plis.

Les soldats chantent des airs lugubres et monotones qui entretiennent mon angoisse.

Deux fois ma porte cède sous la pression des prisonniers dont j’ai pris la place, une tête hirsute tombe sur le plancher avec fracas, la tête crêpue d’un grand nègre grimace, la cordelette a cédé et mon gardien la rattache.

Plusieurs fois encore les chaouichs ouvrent pour me contempler en silence et s’assurer que je ne me suis pas évaporée.

La garde change. Les bruits prennent une valeur double dans ce silence, on dirait qu’ils préparent de grandes exécutions.

Et les heures passent, longues, sans fin, on n’entend même pas le muezzin, les nuits paraissent s’accumuler aux nuits, tandis que le jour semble ne plus vouloir jamais poindre. Enfin une lueur d’aube à la fenêtre. Est-ce un mirage ? Non, le jour se lève lentement, pénètre dans ma prison tandis que le tapis de cafard disparaît par les trous, avec la nuit.

Je me sens tout de suite réconfortée par le jour, quoique brûlante de fièvre. Je fais quelques pas, mes pieds enflés me font souffrir et ma tête tourne à m’évanouir. Dans un dernier effort je grimpe sur un rebord du mur pour élever ma figure à la hauteur des barreaux de ma fenêtre et j’appelle le garde, je le supplie de me laisser monter dans la pièce de l’interrogatoire où j’aurai de l’air pur. Ici j’absorbe du poison. La réponse fut ce qu’elle devait être :

« Sabour ». (Patience).

Toujours le même refrain.

À 9 heures un garde vient me chercher pour me faire monter et l’interrogatoire recommence.

Jaber Effendi et le docteur Ibrahim ne peuvent me donner des nouvelles de Soleiman. Ils n’ont pas été à l’hôpital.

Mon questionnaire est si monotone et c’est une telle répétition que je refuse de répéter éternellement la même chose et j’écris comme réponse à plusieurs demandes : « J’ai déjà répondu. »

Saïd Bey arrive et porte des nouvelles rassurantes sur l’état de Soleiman. Je redoute cette entrevue et la désire ardemment, pensant que ma délivrance suivra automatiquement.

À l’heure du déjeuner mes justiciers partent et j’apprends par les chaouichs que les prisonniers sont nourris par leur famille. Hélas ! la mienne ignore, heureusement, ma situation, et puis c’est un peu loin.

D’ailleurs je n’ai pas faim, j’ai la gorge serrée par tout ce drame qui, je l’espère sans cesse, va finir. Les prisonniers, en général, ne moisissent pas en prison, ils sont vites jugés, après deux ou trois jours maximum, et c’est une va-et-vient incessant. En matière pénale, c’est la vieille loi coranique qui est appliquée. Le meurtre entraîne la mort, la tête tranchée pour le crime ordinaire. Le supplice pour l’adultère. Le vol entraîne la perte des mains ou des pieds, un seul membre, ou main droite et pied gauche et inversement selon la gravité du vol.

Au cours de l’interrogatoire, à la fin de l’après-midi, les visages, d’impassibles qu’ils étaient, se durcissent. Les choses ont l’air de se gâter. Et tout à coup, brusquement, Jaber Effendi me dit :

— Toutes tes paroles, tous tes écrits sont des mensonges. C’est toi qui as tué Soleiman pour épouser le jeune M…

— C’est de la folie, je le connais à peine. Les Français ne sont pas comme vous, il leur faut longtemps pour causer avec quelqu’un et l’aimer avant de l’épouser.

Jaber Effendi remue négativement la tête.

Jaber Effendi riposte encore, sûr de la portée de son accusation :

— Un homme dans les grandes douleurs de la mort ne ment pas, et Soleiman t’a nommée.

— Puisqu’il va mieux ce n’étaient pas les grandes douleurs de la mort, et devant moi il ne dira jamais cela.

— Il est mort, répondent en chœur le docteur Ibrahim et Jaber Effendi.

— Est-ce vrai, est-ce bien sûr ?

— Oui.

— Mais quand et pourquoi m’avoir trompée. Saïd Bey dit qu’il va mieux !

— Il est mort la nuit de ton arrestation.

— Donnez-moi des détails.

— Il a avalé le poison vers 10 heures, à minuit il était mort.

J’envisage d’un coup la nouvelle tournure de ma situation et sa gravité. Je tente une dernière question :

— A-t-il dit je meurs à cause de Zeïnab, ou c’est Zeïnab qui m’a donné le poison ?

— Pourquoi ?

— La différence est totale, s’il a dit qu’il mourait à cause de moi, c’est vrai car c’est moi qui l’ai entraîné dans ce voyage, et je sais bien qu’il n’a pas dit que je lui avais donné du poison !

Mon plaidoyer détend ces figures sérieuses et Jaber Effendi s’écrie :

— Toi, tu es un avocat, tu n’as pas besoin d’avocat pour te défendre.

— J’en veux un, je ne connais pas bien vos lois et ma solitude me pèse plus que tout.

Ma froideur devant la nouvelle tragique surprend ces messieurs et le perspicace Jaber Effendi murmure :

— Il paraît que ça ne devait pas être ton mari.

— Non, dis-je, voilà le secret que je voulais dire à quelqu’un de chez le roi ou au ministre de France. C’était un mariage pour rire, en France nous appelons cela un mariage blanc, je l’avais pris pour voyager. Ses frères et mes domestiques de Palmyre le savent et pourront témoigner. Cela vous explique mon innocence ! Pourquoi l’aurais-je tué, je n’avais pas à me débarrasser d’un mari gênant, j’étais libre, c’était moi qui commandais et je ne l’aurais pas supprimé au moment d’accomplir ce voyage que je désirais. Quand les juges manquent de preuves, l’intelligence les remplace. Personne ne peut trouver un motif à cet acte.

Avec flegme le docteur Ibrahim continue :

— Tu connais la loi du Coran : quand un moribond nomme son assassin, il n’est besoin ni de jugement ni de témoin pour être condamnée à mort.

— Soleiman ne m’a pas nommée, je l’ai dit quand je le croyais vivant, je le répète maintenant qu’il est mort.

— Un homme a été trouvé dans ta chambre.

— Oui, pour les Français il est tout naturel de passer la soirée avec un ami.

— Tu n’es plus Française, tu es Nedjienne et musulmane.

— Musulmane oui, Nedjienne non. Je ne connais pas encore votre pays ni presque pas, également, votre langue.

— L’adultère est puni de mort chez les musulmans.

— L’homme est condamné à mort, et la femme ?

— La femme aussi…

J’ai compris, c’est la mort pour moi.

— Comment me tuera-t-on ?

— C’est délicat, dit-il, les femmes ne sortent guère des harems, il y a deux cents ans qu’on n’en a pas exécuté. Nous ne savons pas encore comment on te tuera. D’habitude on coupe le cou aux hommes, mais c’est un déshonneur pour un Arabe de trancher le cou d’une femme. Il fera probablement le simulacre après t’avoir fait agenouiller sur la place publique, mais ensuite l’homme brise son sabre sur son genoux.

« Pour la femme adultère, c’est d’habitude la lapidation après avoir fait le tour de la ville, chargée de chaînes. Tous les habitants lui lancent des pierres jusqu’à la fin.

Assez, je n’en puis plus.

Mes tempes battent, mes oreilles bourdonnent : lapidée, lapidée…

— La mort le cou tranché ; fusillée ça m’est égal, mais lapidée, combien d’heures de souffrance… Ça, j’ai peur…

Plus de réponse, deux êtres durs, fermés, impassibles, me regardent. Ils n’ont plus rien à ajouter. Mon esprit se refuse à l’association d’idées entre les mots et la réalité.

Je descends comme une automate, je me retrouve dans l’obscurité de mon cachot, au milieu de la vermine et des immondices. Exténuée, je m’accroupis dans cette saleté, que m’importe maintenant, tout est fini. Toujours à jeun je n’ai même pas besoin de manger et surtout je ne veux rien demander. Les puces, les fourmis, les punaises, les cafards m’assaillent à nouveau. C’est une espèce de cauchemar sans issue, vague, à peine délimité des quelques instants de lucidité ou je regrette de ne pas avoir le cou tranché au lieu de la lente agonie de la lapidation.

Une partie de la nuit se passe dans un anéantissement douloureux. Mais à la longue les chocs nerveux produits par les cafards qui me heurtent, me font réagir. Je veux revoir les miens, la fuite presque impossible est pourtant ma seule chance de salut.

Je tâte tous les barreaux de fer, ils tiennent fortement, la porte est facile à ouvrir mais derrière, tous les condamnés et les sentinelles, les gardiens, soldats et policiers. Un trou dans le mur, avec quoi, et puis ils ont plus de soixante centimètres d’épaisseur. Reste le sol, ce sol déjà percé, avec au-dessous quoi… le vide, du vent, la mer qui nous touche, que j’entends, qui est peut-être dessous. J’arrache de la porte la barre de fer d’un vieux verrou qui ne fonctionne plus et je m’en sers comme levier pour soulever une planche, deux planches. Je mets longtemps pour obtenir ce piètre résultat et ma détresse est à son comble lorsque je me rends compte que quatre gros murs ferment le dessous de ma prison. Les vagues meurent contre ces murs moussus rongés, mais bardés de barreaux de fer. Rien, rien, je ne peux rien espérer et je ne puis me résigner. Au matin je trouve la force de grimper jusqu’à la grille de la haute fenêtre pour respirer à pleins poumons. Des Arabes passent ; faible, hagarde je regarde ces hommes, habillés de robe, aux longues boucles tombantes, ils finissent par m’impressionner, je ne réalise plus où je suis. Je deviens folle, oui vraiment folle, et maintenant je n’ai plus peur ni du jour, ni de la nuit, mais j’ai peur de perdre la tête, ma pauvre tête qui éclate. Il doit être midi, le soleil est très haut…

(À suivre.)
MARGA D’ANDURAIN.



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