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La prison


J’appelle un gardien pour demander un docteur. Cette ignorance de tout m’écrase, peut-être apprendrai-je quelque chose et je suis tellement enflée par les morsures que je ne puis plus me tenir debout. Mes bras sont recouverts d’une croûte de sang coagulé à force de m’être grattée.

Sabour ! (Patience).

Mais après trois jours d’attente mortelle un nouvel espoir est né. On m’annonce que quelqu’un viendra me voir le soir. Je compte les heures et suis si fatiguée que je ne m’imagine pas qui viendra. Vers 5 heures on me fait monter, évidemment on a honte d’introduire quelqu’un dans mon taudis.

En haut, déception atroce, je me trouve en présence d’une infirmière d’un bateau français actuellement en rade, et qu’on avait fait chercher. C’est la seule femme française à Djedda ; elle n’y était jamais descendue encore et l’histoire de mon aventure ne lui donnait guère envie de visiter ce port. Cette femme me parut terne et sans cœur, mais j’appris plus tard qu’elle était terrorisée par la mission dont elle avait été chargée par contrainte.

À tout ce que je demande, et Dieu seul sait si j’avais des questions palpitantes à poser, elle me répond :

— Je viens voir comment vous allez !

J’appuie mes mains brûlantes sur les siennes.

— Vous avez de la fièvre, dit-elle. Avez-vous besoin de quelque chose ?

— Mais de tout. Je n’ai rien à boire, rien à manger, rien pour me laver, pas de lit. Je voudrais de l’eau minérale, j’ai écrit au roi, au consul pour en avoir, je vais mourir de soif et personne ne me répond.

Elle m’assure qu’elle transmettra mes commissions et elle s’en va.

J’avais mis tant d’espoir dans cette visite et tout s’écroule lamentablement, je ne puis plus me raccrocher à rien.

J’aime mieux être exécutée de suite que cette attente du supplice, enfermée, privée de tout, sans nouvelle de personne. Je pense à ma mère, c’est aujourd’hui l’anniversaire de sa mort, une tristesse de plus pour moi, qui voit tout en noir, et bientôt je la rejoindrai. Je pense à mon enfance, des souvenirs de fêtes familiales, ma première communion… et soudain surgit dans mon esprit l’image des Lieux Saints où j’ai prié. Cette image de paix surnaturelle m’apporte l’apaisement. Mais bientôt la nuit recommence avec ses angoisses, sa terreur, ses bruits, sa vermine qui se réveille.

Dès les premiers jours de mon arrestation j’avais pu communiquer avec le consul par un moyen que je ne puis citer ici, étant tenue à une grande discrétion, toutes les personnes mises en cause au cours de ce récit étant en vie.

Aujourd’hui j’ai la certitude que le consul a reçu mes missives. Je venais en effet de lui écrire en le suppliant de venir me voir, ajoutant que physiquement j’étais à bout et que j’étais couverte de bleus.

Dans l’après-midi ma porte s’ouvre et livre passage à Jaber Effendi et à l’infirmière.

— Le ministre de France m’envoie prendre de vos nouvelles.

— Elles ne sont pas fameuses.

— Avez-vous été battue ?

— Non.

— Eh bien, alors, de quoi vous plaignez-vous vous êtes bien heureuse.

Cette dureté, cette incompréhension, m’exaspèrent, je voudrais lui sauter à la gorge et je crie :

— Je voudrais de l’eau minérale, une cuvette, un savon, je n’ai pu me laver, un lit, de la nourriture.

— Bon, on vous enverra tout ce qu’il vous faut.

Je lui montre encore mes jambes enflées et couvertes de piqûres.

— Ce sont les puces ! constate-t-elle froidement.

Je lui pose une dernière question :

— Pourquoi le consul ne vient-il pas me voir, me croit-il coupable ? Me recevra-t-il si je m’échappe ?

— J’ignore tout, et, ajoute-t-elle en se dirigeant vers la porte, c’est ma dernière visite, le bateau part demain.

Brusquement, face à elle, je lui tends une lettre pour le consul où je l’implore pour qu’on m’exécute vite. Elle se recule, sa terreur, sa stupidité, lui font décliner ma demande, elle se tourne vers Jaber Effendi, quête du regard son autorisation, mais celui-ci, les yeux brillants, a déjà repéré le message et le saisit.

Que puis-je espérer désormais et comment peut-on vivre sans espoir. J’attends la mort. J’écris au roi, au ministre des Affaires étrangères Fouad Hamza en les suppliant de faire vite pour abréger le supplice de ces journées et de ces nuits d’attente. Mais le mot vite est inconnu des Arabes. La nuit revient, la vermine dévore mes plaies.

Personne ne répond à mes lettres, toujours l’attente de l’inconnu, et le consul ne vient pas.

Mercredi 26 avril. — Aujourd’hui je me sens faible, je n’ai rien mangé depuis cinq jours. Mes chaouichs m’offrent de m’acheter quelque chose, on m’apporte un peu de pain, du lében (lait caillé), du thé. J’ai heureusement encore un peu d’argent pour payer cette maigre nourriture et je veux me soutenir pour ne pas perdre la tête. Dans la nuit, bruit de chaînes et d’armes dans la pièce d’à côté, les grands criminels sont chargés dans un camion automobile et partent pour La Mecque. Je me sens encore plus seule ayant pourtant redouté plus que tout d’être emmenée là-bas. C’est ma hantise, ma crainte de toutes les nuits. À chaque bruit nocturne je tremble qu’on m’emporte à La Mecque pour toujours, et la mort me paraît un bienfait. Cette promiscuité avec ces bandits m’avait terrorisée au début, à présent leur présence m’était devenue presque familière et leurs tristes chants semblaient s’associer à mon malheur.

Non, je ne veux pas et j’écris à mon fils une lettre d’adieu et je lui explique… Le haut-commissariat de Beyrouth a reçu cette lettre et ne l’a jamais remise à mon fils.

Deux jours après mon arrestation, Saïd Bey a été révoqué, je vois passer le nouveau directeur de la police, mais il ne m’a jamais adressé la parole. Toutes mes requêtes s’adressent à Jaber Effendi. Je lui réclame la valise de Soleiman, ses grandes « habayes »[1] pourront me servir d’oreiller, je ne puis plus supporter ma tête sans jamais l’appuyer, mais cette modeste douceur m’est encore refusée.

29 avril. — Le consulat m’envoie des côtelettes, de l’eau minérale, tout ce qu’il faut pour vivre. Vais-je reprendre goût à l’existence ?

30 avril. — Jaber Effendi, sous-directeur de la police, m’apporte la Vie de Mohamed, saisie dans ma valise et que je réclame sans cesse depuis mon incarcération. Les exemples de courage des guerriers arabes me stimulent à mourir comme eux.

On amène de nouveaux prisonniers dans la pièce à côté. Nuit d’angoisse, la porte cède plusieurs fois, les corps des prisonniers, pressés contre elle, et à moitié endormis roulent sur le plancher de mon cachot avec un bruit sourd.

1er mai. — Au réveil je retrouve le pain que j’avais posé sur la fenêtre couvert de fourmis. Mes braves gardiens, consternés, me conseillent d’entourer les pauvres aliments qu’ils m’achètent d’un filet de pétrole. Mais le lendemain la situation est la même. Les fourmis du Hedjaz ont la peau dure. J’ai mal dans toute la tête et j’ai toujours peur de devenir folle.

On m’apporte du consulat quelques biscuits et de l’eau minérale.

Mes démangeaisons augmentent de jour en jour.

J’attrape de grosses araignées velues ou à pattes avec des pinces redoutables et je crains tellement l’infection que je lutte contre ces dangers. Je veux boucher les trous du plancher mais le papier que j’y applique est projeté par la force du vent dans les toiles d’araignées du plafond, il y reste accroché.

Ma peau tombe par lambeaux, la police s’en émeut, on m’amène le docteur Akram. Il me conseille de demander à l’émir mon transfert à l’hôpital. À la suite de sa visite il m’envoie de la poudre de talc dans un cornet en papier journal et de la vaseline dans un petit pot en carton. Ces modestes produits me procurent un délicieux adoucissement.

Du consulat je continue à recevoir des côtelettes, du rôti de mouton. Je veux me soutenir mais je ne puis guère avaler, ma gorge et tout mon être sont tellement contractés.

Dans l’après-midi je reçois également du tissu, du fil, des aiguilles que j’avais demandés pour m’occuper. J’ourle des mouchoirs. Je cherche un appui dans la religion et je prie longuement.

3 mai. — Le miracle arrive, Jaber Effendi me présente un papier imprimé qui me dit : « Demain, à 4 heures, le délégué français viendra vous voir. » Mon bonheur est indescriptible… après treize jours d’attente je n’espérais plus. J’attends tout de cette visite.

Je compte les heures, les minutes, je guette à travers mes barreaux lorsque M. M… arrive, escorté des membres du consulat. Je suis très émue et peut à peine lui dire bonjour. Sa personnalité énergique et droite me donne de suite une grande confiance. Il m’apprend toutefois que par mon mariage je suis soumise aux lois du Hedjaz et que lui ne peut rien pour moi. Mais il m’assure qu’il a obtenu la certitude que tout se passera correctement, je ne serai pas transportée à La Mecque, ce qui est devenu pour moi une poignante obsession.

Il n’est pas question d’exécution, me certifie encore M. M…, une enquête est en cours, il faut en attendre le résultat.

— Quelle sera la durée de l’enquête ?

— Ça dépend, répond-il, il y en a qui durent un mois tandis que d’autres en prennent six.

— Je préfère la mort à six mois de ce cachot. Ne pourriez-vous m’obtenir la liberté provisoire ?

— C’est impossible : ce cas n’est pas prévu par les lois du Hedjaz.

Jaber Effedi est présent à cet entretien comme à tous ceux que j’eus par la suite. Aussi, m’approchant du consul, je lui chuchote à l’oreille :

— J’ai très envie de m’échapper, si j’arrive chez vous pourriez-vous me cacher ?

— Mais il vous est impossible de fuir.

— J’aime mieux tous les risques à cette attente, puis je crois que je pourrais tomber dans la mer par la lucarne des water-closets, si je ne me casser rien je passerai par un trou aperçu dans le mur.

— Ne tentez pas cette folie, la route du consulat est dominée par le poste de police et on vous tirerait dessus, en supposant même que vous aboutissiez, ce que je ne crois pas, je serais obligé de vous rendre aux autorités qui vous réclameraient.

« Vous êtes Nedjienne et je ne peux rien réclamer pour vous officiellement. J’essayerai toutefois de venir vous voir régulièrement. »


(À suivre.)
MARGA D’ANDURAIN.


  1. Grand manteau-cape ayant deux ouvertures pour passer les bras.

(Tous droit de reproduction réservés et Copyright by Marga d’Andurain et Intransigeant 1934.)