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DE MARGUERITE DE NAVARRE

tant que la bonne Royne a vescu avec nous, amplement ne congnoissions combien elle nous estoit nécessaire, mais aujourdhuy nous avons commencé à le congnoistre &, devant qu’il soit peu de temps, de plus en plus nous en haurons l’expérience. Car, comme celuy qui porte en un anneau une précieuse esmeraude, quoy qu’en la regardant elle remplisse ses œils & ne les puisse saouller, si est ce qu’il ne congnoit quel proffit luy porte sa gratieuse verdeur jusques à ce qu’elle soit saillie hors de son œuvre, car lors, ne veoiant plus cest object qui luy recréoit ses œils, il regrette la pierre perdue, dont ne tenoit grand compte quand il l’havoit à son plaisir. Ainsi, tant que les bons & vertueus conversent avec nous & que nous les emploions à nostre proffit, nous congnoissons tellement quellement leur présence nous estre utile, mais, quand ils sont morts, bien tost après leur absence nous tesmoigne de combien ils nous servoient, euls estants en vie.

Et qu’il ne soit vray, interrogeons tous ceuls à qui Marguerite a presté sa faveur, à qui elle a aidé de son autorité, à qui elle a faict du bien par sa libéralité. Combien y a il de veufves, combien d’orphelins, combien d’affligés, combien de vieilles gents, à qui elle donneoit pension tous les ans, qui aujourdhuy, comme les brebis, mort leur Pasteur, sont ça & là esquartés, cerchent à qui se retirer, crient aux aureilles des gents de bien, pleurent leur misérable fortune, mais ce pendant ne trouvent aulcuns, ou en trouvent bien peu qui les consolent.

Et, si ceuls, à qui la mort de Marguerite a apporté une irréparable perte & dommage, devoient demeurer en perpétuelle tristesse & ennuy, certes, ô Alençonnois, je vous ayderois par mon Oraison à pleurer. Car je n’en sçaiche aultres qui deussent plus tost se revestir de noir &