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ORAISON FUNÈBRE

Veuls tu la priver des célestes & immortelles joyes ? Veuls tu de tranquilité, de repos, de liberté, de félicité, la rappeller aux peines, aux labeurs, à servitude & à misère ? Longtemps y a qu’elle avoit commencé un voiage difficile, pénible & dangereus ; maintenant elle l’a fait, & ne luy reste plus aucun soing ne solicitude. Vouldrois tu qu’elle eust failly au milieu du chemin ?

Vous sçavés, ô Alençonnois, que toutes ces choses sont véritables, & m’accorderés qu’il est bien aliéné de raison & de certain jugement de lasser son corps & son esprit pour les choses que ne pouvons obtenir, & se tourmenter quand nous avons perdu ce qui est hors d’espérance de recouvrement. Je croy certes que nous vouldrions tous Marguerite revenir en vie par nos pleurs & lamentations, mais qui doubte que cela ne se peut faire ? Nous desirons tous sa présence & vouldrions qu’elle ne fust encor décédée ; toutefois nous ne le devons vouloir. Car qu’est cela aultre chose qu’opposer à la volunté de Dieu nostre volunté, qui toutefois luy doibt estre subgette, comme une chambrière à sa maistresse ? Que voulons nous donc puisque nostre volunté n’ha plus de puissance ? C’est fait.

Mais j’entends, ô Alençonnois, que d’aulcuns y a qui veulent couvrir & défendre leur dueil pour dire qu’ils se lamentent ainsi en mémoire de Marguerite, comme si l’on ne pouvoit autrement faire son devoir vers les trespassés ou célébrer leur mémoire qu’en arrousant leurs monuments de larmes. Mais ceste excusation n’est ne raisonnable, ne recevable, pource que les vertus de Marguerite sont assés suffisantes pour nous remettre en nostre esprit la mémoire d’elle. Nous ne demandons des statues ne de grandes structures de sépulchre pour nous exciter à nous en souvenir ; car c’est à faire à ceuls qui n’hont point