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L’ÉTANG-DU-NORD

un breuvage noir d’encre, sans lait ni douceur, dont la pauvre femme voulut absolument corriger l’amertume en y battant un œuf !

— On est bien pauvre, vous voyez, disait-elle, mais ce n’est pas de notre faute !

— Non, elle a bien du cœur, ajouta la vieille, dont les petits yeux chassieux brillèrent un instant ; elle a défriché toute seule le champ de patates que vous avez vu. C’est une bonne femme !…

Quelques faciles questions nous apprirent bientôt la simple histoire de ces pauvres gens. Croyant bien faire on avait vendu les agrès de pêche et quitté les îles, pour aller gagner de l’argent à Clarke City, sur la côte Nord. Mais on n’avait réussi qu’à manger toutes les économies, et, à bout, de ressources, comme l’oiseau blessé retourne au nid, on s’était rembarqué pour l’Étang-du-Nord. Et tout était à recommencer. L’homme peinait dans une homarderie à la Grande-Entrée, et ne pouvait venir que le dimanche, rarement. Toute seule, la petite femme élevait les enfants et cultivait le champ. De temps à autre la grand’mère venait passer quelques jours avec sa bru, pour l’aider un peu.

— Ce n’est pas de notre faute, répétait la jeune femme, avec une insistance qui faisait mal, tandis que, feignant un appétit féroce, nous avalions avec héroïsme les tourteaux crus.