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ennemi mortel le portier, ce pauvre père Aristide, assis dans l’eau claire.

Deux hommes ramassèrent le concierge qui fut, tant bien que mal, traîné jusque dans sa loge. Il revint à lui presque immédiatement et un verre de kirsch le remit sur pied.

Dans la cour, Sulfate s’était approché de Lancette, et, brusquement, lui avait dit en montrant la mécanique gisant sur le sol de son hangar :

— Ah ! la voilà donc, votre découverte, homme mystérieux, je savais bien que l’évanouissement de l’autre soir avait une cause cachée : l’émotion produite par une grande trouvaille, parbleu ! et vous n’avez pas voulu me le dire de suite, ô Agénor ! Mais le secret découvert est là, sous mes yeux. C’est quelque aviateur, hein ? ajouta-t-il en observant avec admiration les palettes de l’hélice. C’est du plus lourd que l’air ; la navigation aérienne trouvée, peut-être !

Agénor était, nous le savons, peu disposé à faire connaître ses projets au Dr Sulfate. Il fut obligé de mentir.

— Eh bien, oui, dit-il ; c’est un moteur… un… aviateur ; et, comme vous dites… plus lourd que l’air.

— Sapristi ! répondit Sulfate, il a une jolie force, votre aviateur ; c’est lui qui a fait ce trou dans la toiture !

— Parfaitement, et il n’était que temps d’arrêter le mouvement, croyez-le bien, sans cela moi, mon neveu et le père Aristide, nous partions tous dans la… campagne.

— Et pourrait-on voir, contempler ce moteur, ami Lancette ? dit Sulfate en s’approchant.

— Ah ! ça, non, par exemple ! l’inventon n’est pas complètement terminée ; je travaille encore secrètement aux derniers préparatifs nécessités par mes ascensions prochaines… Vous verrez cela lorsqu’il sera temps… avec les autres…

La réponse était, en somme, aigre-douce. Sulfate ennuyé s’éloigna.

— C’est donc la direction des ballons qui occupe cet infatigable cerveau, se dit-il. J’étais certain que ce diable d’Agénor avait découvert quelque chose. Oh ! il faut à tout prix que je sache, il faut que je pénètre son secret, dussé-je, pour cela, employer les moyens violents. Oui ! oui ! je saurai ! foi de Sulfate !…

Nous n’avons pas encore dit au lecteur que le confrère d’Agénor faisait partie de la nombreuse phalange d’êtres humains qui cherchent avec ardeur la solution de cet extraordinaire problème : la direction des ballons. Le nombre de dessins, de modèles de dirigeables plus lourds ou moins lourds que l’air crayonnés par le Dr Sulfate était inimaginable. L’on comprendra facilement quelle dut être sa surprise lorsqu’il crut avoir deviné que les recherches et les préparatifs d’Agénor Lancette avaient également pour but la conquête de l’air. La jalousie, aussitôt, le mordit cruellement au cœur. Le voir partir bon premier, cet Agénor, dans la lumineuse atmosphère, le savoir maître de cet ennemi terrible des chercheurs, le vent ! oh ! non ! ce serait trop cruel ! Comment ! n’en être encore qu’aux plans et aux projets ! espérer, en somme, un résultat futur encore lointain, mais possible, réalisable, et voir là, près de lui, cet heureux confrère possesseur d’un appareil terminé déjà et de fort belle mine, ma foi. Ah ! l’épouvantable chose ! !…

Telles furent les pensées de Sulfate lorsque, la tête baissée et l’œil étincelant, il reprit le chemin de sa demeure.

Rentré chez lui, ce fut pire encore ; même au lit, le soir, la torturante pensée l’obséda sans laisser à sa tête le moindre repos, la moindre détente.


… Là, une sorte de baraque très haute et de forme cylindrique fut édifiée pour contenir la fameuse machine…

— Dépasser Lancette dans sa tentative, ruminait le pauvre Sulfate en s’agitant dans ses draps, ce serait impossible : je n’ai rien de prêt et sa machine est faite. Je partirai plutôt avec lui ! de force ! ou, s’il y a moyen, par surprise ! Cela dépendra des événements. En attendant, je vais observer attentivement ses faits et gestes. Oh ! il ne sera pas dit que cet homme s’élèvera seul et le premier là-haut sur un appareil parfait. Je veux partager avec lui la gloire qui rejaillira sur les premiers conquérants de l’atmosphère ! Je le veux ! !…

Sulfate avait, on le voit, la certitude inébranlable et jalouse que la découverte d’Agénor était parfaite en tous points ; son admiration pour la science et l’intelligence de son confrère était, d’ailleurs, sans bornes. Il lui eût été impossible de penser un seul instant que le moteur volant de Lancette fut, comme ceux déjà expérimentés, peu propre à la navigation aérienne par temps quelconque.

— Le plus lourd que l’air ! se disait-il, cet homme génial a choisi le plus lourd que l’air ! Il a bien raison : l’oiseau, le dirigeable par excellence, n’est-il pas lui-même plus lourd que le fluide transparent dans lequel il plane !

Agénor, de son côté, était tout heureux de voir son ami Sulfate plongé dans une erreur aussi complète. Le confrère, de cette façon, penserait moins au voyage vers la Lune ! Lagogué, ses hommes et les camionneurs avaient d’ailleurs reçu une somme assez rondelette pour garder secrète l’histoire de la trouvaille. Quand à Cécile, Adrien, Célestin et Honorine, le docteur pensait pouvoir compter sur eux ; ils ne parleraient pas.

Aux questions nombreuses et pressées qui lui furent posées, tant par les savants intéressés accourus de partout que par les ignorants simplement curieux, notre docteur répondit :

— Je prépare une ascension en dirigeable, ascension qui sera le triomphe certain du plus lourd que l’air. Je ne peux, à ce sujet, vous donner aucun détail avant mes expériences ; mais vous me verrez partir ; et, soyez-en sûr, j’irai loin !

Dès lors, étant donnée l’impossibilité d’obtenir du faux inventeur quoi que ce soit concernant sa prétendue invention, savants et curieux s’en allèrent et le laissèrent tranquillement à ses préparatifs.

Lancette fit d’abord réparer le hangar détérioré par son appareil. Puis, étant parvenu à démonter les pièces principales de sa mécanique, il les fit transporter dans un terrain vague qui se trouvait derrière la maison. Là, une sorte de baraque très haute et de forme cylindrique fut édifiée à ses frais pour contenir la fameuse machine. Des ouvriers menuisiers et mécaniciens travaillèrent à l’abri des regards, dans ce nouvel atelier improvisé, pendant plus d’une année, sous la direction d’Agénor. On vit entrer des planches, des morceaux de fer. Force caisses, grandes et petites, arrivèrent d’un peu partout, de France, d’Angleterre, d’Amérique, d’Allemagne, à l’adresse du Dr Lancette. On les ouvrait seulement dans l’atelier, en présence du maître.

En somme, un travail totalement ignoré des non-initiés s’accomplissait derrière ces planches. Et l’on se hâtait, car le docteur se disait pressé et payait bien.

Tout Orléans avait causé de l’aventure du hangar perforé, ce qui, tout d’abord, avait fortement inquiété notre savant ; mais il en fut de cet événement comme de tout autre : l’oubli vint. Les esprits excités recouvrèrent peu à peu le calme. Et, un mois après, la question du dirigeable Lancette semblait à tout jamais enterrée, pour le plus grand plaisir de ce dernier.

Cependant, seul au milieu de l’indifférence devenue générale, un homme, tapi dans l’ombre, n’avait pas oublié : c’était le Dr Michel Sulfate.