Page:Marius-monnier---a-quatre-vingt-dix-mille-lieues-de-la-terre-1906.djvu/9

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

sans doute, la mystérieuse mécanique des « Iris » envoyée chez le docteur par le maître maçon.

En effet, dès la veille, Lagogué s’était occupé de cet envoi important. Il avait fait prévenir un camionneur d’Orléans, le priant d’envoyer le lendemain matin, à Sandillon, sa plus solide voiture pour le transport jusqu’à la ville d’une mécanique de six mètres d’envergure.

Le chargement de l’énorme masse avait été assez laborieux. Il fallut établir un échaffaudage spécial avec poulies et cordes pour sortir l’engin de terre et le charger sur la voiture. Mais, quoique cette besogne eût nécessité des efforts considérables, on en vint à bout assez facilement, en somme, le mystérieux métal incroyablement dur étant d’une légèreté relativement grande.

Dès qu’ils entendirent, vers l’entrée du boulevard, le lourd véhicule s’approcher, Agénor, Adrien et Cécile se précipitèrent aux fenêtres. Puis, avec rapidité, ils descendirent jusqu’à la porte cochère que Célestin, accouru au bruit, venait d’ouvrir largement à deux battants.

Ça n’était pas une petite affaire que d’entrer pareille voiture dans une cour ; mais, heureusement, cette cour très grande était précédée d’une porte suffisamment large et haute ; de plus, grâce à l’habileté du charretier, tout passa comme une lettre à la poste.

Quelques minutes après, une seconde voiture entra également ; elle portait quatre hommes et contenait les poutres, les poulies, les cordages et les outils nécessaires pour descendre la mécanique et la transporter facilenent à l’endroit désigné.

Vers quatre heures de l’après-midi tout était terminé, et l’on pouvait voir sous le hangar de la cour la machine aux ailettes dressée en l’air, toute droite et immobilisée par quatre madriers solides. Agénor, les mains derrière le dos, la contemplait avec ivresse…

Dans la soirée, le brave docteur fit fermer l’entrée du hangar avec des planches très hautes. De cette façon, sa chère trouvaille fut à l’abri des regards. C’était d’ailleurs bien plus dans ce but que dans celui de la soustraire aux intempéries qu’il l’avait fait enclore, car elle ne craignait vraiment rien des atteintes de l’air : n’avait-elle pas résisté pendant des siècles aux morsures de la terre, cette grande mangeuse, en qui tout disparaît…

On remit au lendemain l’étude des rouages et du moteur, car la nuit était venue. Il était suffisant d’avoir fortement discuté la veille jusqu’à une heure fort avancée ; les paupières étaient lourdes. Après un dernier regard jeté sur la mécanique lunaire, tranquillement, chacun s’en fut coucher.

Le lendemain, dès cinq heures, le docteur et Adrien, frais et dispos, étaient dans le hangar. Cécile n’était pas encore là ; l’on avait d’ailleurs jugé inutile de la réveiller : elle dormait d’un si bon sommeil !…

Agénor, bien campé devant son hélice, avait vraiment l’aspect digne et solennel d’un savant cherchant à découvrir la solution d’un mystérieux problème. D’une voix profonde et grave, il dit d’abord :

— De quel métal cette mécanique est-elle faite, et quelle en est la densité ?

Il faudrait, pour cela, pouvoir en peser une partie ; tout l’ensemble est assurément de même composition depuis le haut jusqu’en bas ; la densité d’un morceau, quelque petit soit-il, sera la même que celle du mécanisme entier.

Une haute échelle double était dans un coin du hangar. Le savant la dressa près de l’hélice, mit ses lunettes sur son nez et monta tout en haut.


… et le docteur, le brandissant dans sa main, s’écria tout joyeux : — J’en ai un morceau, Adrien !

— Je veux, vois-tu, dit-il à son neveu, décrocher, si cela est possible, un morceau quelconque de cette machine.

— Mon oncle, dit Adrien, n’aurions nous pas devant les yeux un savant alliage de métaux connus ?

— Peut-être, répondit Agénor, mais remarque bien qu’il peut exister dans le sol lunaire des métaux inconnus sur notre Terre et possédant les qualités que je constate en celui-ci. En ce cas, les Sélénites, n’eurent que la peine d’en choisir un et de l’employer tel quel.

Je me demande, par exemple, avec quels engins ils ont pu travailler et polir un corps aussi dur.

Il se peut aussi que ce soit, ainsi que tu le dis, un mystérieux alliage reconnu par les mêmes Sélénites comme supérieur à leurs métaux simples. Tu n’ignores pas qu’il en est ainsi parfois chez nous.

— Je le sais, mon oncle ; ainsi les monnaies d’or et d’argent sont des alliages de neuf parties de ces métaux précieux et d’un dixième de cuivre ; elles possèdent une dureté que l’or, l’argent et le cuivre, pris séparement, n’ont pas ; le bronze des cloches, d’une si belle sonorité, doit ses qualités à son alliage de soixante-dix-huit parties de cuivre et de vingt-deux parties d’étain ; un autre bronze, celui des tamtams et des cymbales, est fait également de cuivre et d’étain, exactement de quatre-vingt parties de cuivre et de vingt parties d’étain.

Le laiton, le maillechor, les caractères d’imprimerie sont également le produit de certains alliages…

— Adrien, répondit le docteur, tu dis vrai ; mais, s’il en est ainsi pour cette mystérieuse hélice, la nature, le nombre des métaux formant ce problématique alliage, ainsi que la proportion du mélange sont, pour moi, autant de mystères.

Ce disant, Agénor était redescendu, et, à présent, il observait en bas.

Nous avons dit que la base de la mécanique était munie de deux gros crochets de trente centimètres environ de longueur. Le savant les regarda minutieusement. Ayant remarqué qu’une petite saillie semi-sphérique était à côté de chacun d’eux, il pressa sur l’une d’elles. Aussitôt un crochet se détacha ; et le médecin le brandissant dans sa main, s’écria tout joyeux :

— J’en ai un morceau, Adrien !… Oh ! j’admire le talent des mécaniciens que possédaient ces Sélénites. Regarde, comme c’est simple, il n’y a pas de vis ; ce crochet s’est détaché avec une facilité !… Je crois qu’un enfant doit pouvoir démonter et remonter cette machine. Simplicité, précision ; tu vois, c’est parfait… Cherchons maintenant la densité de l’objet… Tu comprends ce dont il s’agit, je désire savoir ce que pèse exactement un décimètre cube de ce métal. Mais il me faut d’abord, pour cela, connaître le volume exact du crochet, ainsi que son poids.

Agénor alla tout au fond de son hangar et prit un bocal qui lui avait servi jadis pour certaines expériences. Ce bocal, rigoureusement cylindrique, avait une contenance exacte de dix litres ; on voyait une ligne verticale tracée sur sa paroi de verre du haut en bas ; cette ligne était coupée de traits horizontaux pouvant indiquer immédiatement, grâce à des chiffres également gravés, le volume d’une quantité quelconque de liquide.

Ensuite, le savant alla puiser de l’eau et remplit exactement le bocal jusqu’au bord.

— Mon cher Adrien, dit-il, voici donc notre bocal plein de ses dix litres d’eau. J’y plonge le crochet comme ceci, complètement…