Page:Marivaux - Théâtre, vol. II.djvu/16

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Lucile.

Oh ! pour moi, j’y mettrai bon ordre, et le personnage de déesse ne m’ennuiera pas, messieurs, je vous assure. Comment donc ! Toute jeune, et tout aimable que je suis, je n’en aurais pas pour six mois aux yeux d’un mari, et mon visage serait mis au rebut ! De dix-huit ans qu’il a, il sauterait tout d’un coup à cinquante ? Non pas, s’il vous plaît ; ce serait un meurtre ; il ne vieillira qu’avec le temps, et n’enlaidira qu’à force de durer ; je veux qu’il n’appartienne qu’à moi, que personne n’ait que voir à ce que j’en ferai, qu’il ne relève que de moi seule. Si j’étais mariée, ce ne serait plus mon visage ; il serait à mon mari qui le laisserait là, à qui il ne plairait pas, et qui lui défendrait de plaire à d’autres ; j’aimerais autant n’en point avoir. Non, non, Lisette, je n’ai point envie d’être coquette ; mais il y a des moments où le cœur vous en dit, et où l’on est bien aise d’avoir les yeux libres ; ainsi, plus de discussion ; va porter ma lettre à Damis, et se range qui voudra sous le joug du mariage !

Lucile.

Ah ! madame, que vous me charmez ! que vous êtes une déesse raisonnable ! Allons ! je ne vous dis plus mot ; ne vous mariez point ; ma divinité subalterne vous approuve et fera de même. Mais de cette lettre que je vais porter, en espérez-vous beaucoup ?

Lucile.

Je marque mes dispositions à Damis ; je le prie de les servir ; je lui indique les moyens qu’il faut prendre pour dissuader son père et le mien de nous marier ; et si Damis est aussi galant homme qu’on le dit, je compte l’affaire rompue.