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Page:Marmette - Le chevalier de Mornac, 1873.djvu/28

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pour peu qu’on s’éloigne hors de la portée des canons du fort Saint-Louis, on court risque d’être massacré par les Iroquois ?

— Vraiment ! je vous avouerai que je n’ai pas été médiocrement surpris quand, ce matin, l’un de vos domestiques est venu m’apporter, de votre part, une arquebuse avec six mèches toutes neuves, ainsi qu’un fourniment pourvu d’autant de cartouches qu’il en peut contenir. Quand le valet ajouta que vous me faisiez dire encore de ne pas oublier mes pistolets : Parbleu ! me suis-je écrié, mais il n’en faut pas plus à un soldat pour se bien équiper et mettre en campagne !

— Et le soldat qui s’arme en guerre a peut-être bien moins besoin de ses armes pour sauver sa vie, que nous ici pour aller visiter un voisin. Tenez, je vais vous donner une idée de l’audace de ces Iroquois, à l’endroit desquels je vous souhaite de garder longtemps et toujours l’heureuse ignorance que vous possédez encore.

La chaloupe arrivait en ce moment vis-à-vis le Bout-de-l’Île.

— Voyez-vous cette petite baie ? Nous l’appelons l’Anse-du-Fort. Il y a huit ans, les restes de la malheureuse nation huronne, chassés des grands bois d’en haut, commençaient à respirer en paix sur les bords de cette anse, où ils étaient venus se réfugier. Ils étaient si près de Québec qu’ils se croyaient à l’abri de l’animosité de leurs vainqueurs. Avec cette imprudente confiance qui a causé la perte de la nation entière, ils ne prenaient même plus la peine de se garder. Bien mal leur en prit. L’on était au temps des semailles de 1656. Les Hurons, après avoir entendu la messe, comme ils en avaient l’habitude, s’étaient dispersés dans leurs champs, là, sur les hauteurs. Soudain, des Agniers qui, durant la nuit, s’étaient tenus cachés dans les bois voisins, fondirent sur les travailleurs épars et sans armes ; ils en massacrèrent plusieurs sur place, et emmenèrent plus de soixante prisonniers. Après cet acte de perfidie et de cruauté, les traîtres eurent l’effronterie de ranger leurs canots en ordre de bataille, et de passer ainsi en plein jour devant Québec, en poussant des cris de triomphe.[1]

— Mais, s’écria Mornac, on ne donna pas la chasse à ces bandits !

— Les habitants le voulaient bien, mais M. de Lauzon, le sénéchal de la Nouvelle-France, avec plus de prudence que d’énergie, s’y opposa dans la crainte de compromettre le sort de la colonie. De sorte que nous fûmes contraints de dévorer en silence le chagrin que nous causait un pareil affront. C’est à la suite de ce massacre que ces pauvres Hurons ne se croyant plus, et certes avec raison, en sûreté dans l’île, vinrent planter leurs cabanes auprès du fort Saint-Louis. Vous les y avez vues.

— J’avoue que c’est un trait d’audace dont je n’avais aucune idée ; mais enfin, il y a huit ans qu’il s’est produit. Vous devez être plus tranquilles et moins exposés depuis cette époque. La barbarie a dû reculer devant la civilisation croissante.

— Pas beaucoup, mon cousin, interrompit Mlle de Richecourt. Écoutez plutôt. Il n’y a pas plus de trois ans, en 1661, nous apprîmes à Québec qu’un parti d’Agniers descendus à Tadoussac où ils avaient tué quelques Français et failli prendre les pères jésuites Doblon et Druillette, venaient, en remontant, de tuer huit personnes à la côte Beaupré et sept dans l’île d’Orléans. À la nouvelle de ces massacres, M. Jean de Lauzon voulut porter secours aux habitants de l’île et avertir du danger le sieur Couillard de Lespinay, son beau-frère, qui était parti pour faire la chasse dans les petites îles du voisinage. Dans une chaloupe, avec sept hommes, il longeait, comme nous en ce moment, la côte méridionale de l’île, lorsque, arrivé à la hauteur de la rivière Maheust, que nous allons bientôt dépasser, il voulut s’assurer si les personnes qui habitaient la maison de René Maheust s’étaient retirées ailleurs. Il met à terre et envoie deux hommes pour reconnaître l’état de l’habitation. Celui qui ouvre la porte jette un cri de terreur en se voyant en face de quatre-vingts Iroquois qui se jettent sur lui, le tuent et s’emparent de son compagnon. Comme un torrent qui rompt ses digues les Agniers bondissent ensuite hors de la maison et courent vers la chaloupe en remplissant l’air de leurs hurlements.

Par malheur, le reflux a fait échouer l’embarcation de M. de Lauzon qui s’efforce, avec les siens, de la remettre à flot. Vains efforts, la chaloupe enfoncée dans la vase et le sable reste immobile. Le désespoir au cœur, les nôtres voient que la fuite est impossible et qu’il leur faut mourir. Tous se recommandent à Dieu, et font face à l’ennemi. Trois fois les Iroquois les somment de se rendre, en leur promettant la vie sauve ; mais nos gens qui savent bien le peu de confiance que l’on doit reposer sur de pareilles propositions, répondent à coups de fusil. Que vous dirais-je de plus ? Tous tombèrent sous le tomahawk des Sauvages, à l’exception d’un seul qui, blessé au bras et à l’épaule, fut fait prisonnier. Le sénéchal que les Iroquois désiraient prendre en vie, se défendit si vigoureusement jusqu’au dernier soupir qu’on dit qu’il eut les bras hachés en morceaux pendant le combat.[2]

— Mordious ! s’écria Mornac échauffé par ce récit, c’était un brave ! Mais dites-moi, belle cousine, ces dangers sont-ils encore aussi fréquents ? Dans ce cas, vous auriez bien mieux fait, ainsi que Mme Guillot de rester à la ville.

— Je vous avouerai, mon cher chevalier, que nous n’avons pas eu de ces catastrophes, aux environs de la capitale, depuis ce temps-là. Mais, en fin de compte, sachez que nous, femmes de ce pays, nous sommes aguerries et que nous apprenons, par la fréquence du danger, à vendre chèrement notre vie. Ainsi, outre que Mme Guillot et moi savons passablement manier l’arquebuse, voici un bijou que je porte toujours sur moi et avec lequel je saurais fort bien me défendre contre un ennemi.

Mlle de Richecourt entrouvrit un des plis de sa robe et tira de sa ceinture un petit poignard à manche d’argent incrusté de perles et de

  1. M. Ferland.
  2. Voir « les Relations, le Journal des Jésuites, et les lettres de la Mère de l’Incarnation ».