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les cévennes

taille, il est trop court encore et n’a pas prise suffisante pour faire le rétablissement voulu, je l’empoigne par les jambes, tout vacillant moi-même sur ma corniche large de 15 centimètres, et je le pousse à bras tendus au-dessus du gouffre, qui semble nous guetter. D’un adroit et vigoureux coup de poignet, il prend assiette enfin à l’orifice du couloir latéral, s’allonge en position solide, se retourne vers moi, les mains offertes, m’enlève comme une plume par-dessus ce pas du Diable, et me dépose à ses côtés. Comment nous ne sommes pas tombés dans la rivière pendant cette manœuvre, plus longue à décrire qu’à exécuter, je n’ai jamais pu le comprendre ! Foulquier et Armand, avec raison, avaient trouvé plus simple de se confier au courant lui-même pour traverser le petit lac. Néanmoins notre énergie commençait à se relâcher ; en une heure et demie nous n’avions pas parcouru 200 mètres, et, pour le cas où la sortie serait décidément impossible, il fallait conserver des forces en vue d’un pénible retour. Pourtant une autre cascade tonne à peu de distance ; peut-être est-ce la sixième qui nous a arrêtés la veille : sûrement c’est elle, si nos appréciations des distances sont exactes, car j’oubliais d’ajouter que depuis notre entrée sous le tunnel je n’ai cessé de consulter la boussole, de compter les pas et de manier le crayon qui trace le plan de ces curieuses catacombes.

Encore un effort, nous devons toucher au but ; mais que la corniche est mauvaise et que l’eau devient rapide et profonde ! Soudain je ne puis retenir un cri de joie : le magnésium vient de nous montrer, à 10 mètres de distance, deux blocs en travers de la galerie et, au-dessous, l’effondrement total de la rivière : c’est la cascade du Pont, la sixième ! je ne saurais m’y méprendre : nous allons sortir à Bramabiau.

… Dans aucune escalade alpestre, je dirai même dans aucune circonstance, je n’ai plus vivement et plus heureusement ressenti le plaisir de la difficulté vaincue. Mes trois compagnons n’étaient pas moins émus que moi, car la traversée de Bramabiau leur tenait aussi au cœur, après les défis des gens du pays. Foulquier ici fait volte-face et remonte au tunnel, pour recueillir un colis laissé dans la salle du Repos et pour prévenir le reste de la caravane que nous débouchons dans la basse vallée. Puis Blanc, Armand et moi continuons à nous suspendre presque avec les ongles aux saillies émoussées du calcaire, et à 1 heure nous revoyons le jour et la première chute de Bramabiau. Je me demande aujourd’hui comment nous avons pu, sans corde, sans bateau, sans échelle, parcourir les 200 derniers mètres qui nous séparaient de l’alcôve, franchir des nappes d’eau de plusieurs mètres de diamètre et de profondeur et descendre la paroi à pic de la deuxième cascade !

Sous terre, comme dans les ascensions difficiles, que de choses la surexcitation, la griserie du succès rend possibles, que le sang-froid ferait traiter d’impraticables !

Ruisselants d’eau et tout enfiévrés, nous gravissons le chemin forestier au pas gymnastique, et en cinq minutes nous atteignons le Balset, au-dessus de la deuxième perte du Bonheur ; à cet instant précis nos compagnons sortent de terre ; on devine leur joyeuse stupéfaction en nous voyant surgir comme des revenants au sommet de l’entonnoir en même temps qu’eux dans le fond ! et la rencontre était sincèrement risible entre les trois quasi-noyés tombant du ciel dans un trou du sol et les six mineurs couverts de bougie et de vase, chargés de cordes et d’échelles, qui se hissaient péniblement à la file hors d’une trappe de