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XXXV

bonheur à Marcella, ton épouse ! Viens, quittons cette ville bruyante ; mes belles fermes et mes vastes jardins te vont reconnaître pour leur maître. Ni les rivages de Baies, ni les ombrages d’Anxur ne valent les rives duXalon. Viens ; dis adieu à la foule agitée, aux protecteurs ingrats, aux protégés stupides, à la maigre sportule, aux dîners mendiés dans l’antichambre ; viens, renonce à cette vie agitée, pénible, misérable, mendiante, à cette maison qui fait eau de toutes parts, à ce champ stérile ; viens dans ma vaste maison, qui sera la tienne ; heureuse contrée où peu de chose rend heureux, où l’on est riche même avec un mince patrimoine. Ici il faut nourrir la terre : chez nous, c’est la terre qui nous engraisse ; ici, le foyer sans chaleur ne réchauffe personne : chez nous, la flamme éclate bruyante, hospitalière et joyeuse ; ici, la faim même est hors de prix : là-bas, les fruits de nos arbres chargeront notre table ; ici, dans un seul été, tu uses plus de quatre toges : là-bas, un seul habit pourrait te suffire toute l’année. Est-ce donc la peine de faire ta cour aux grands, quand tu peux, à ton tour, avoir à ton lever des poètes, des mendiants et des flatteurs ?

Ainsi parlait Marcella. Disant ces mots, elle était si touchante et si belle ! Ses deux mains étaient jointes comme si elle eût imploré de moi sa fortune, son grand œil noir était mouillé d’une seule larme, mais limpide et brillante. Moi cependant, étonné, ébloui, mais, le croiras-tu ? hésitant encore, je jetais un triste regard sur ma misère et un regard attendri sur cette femme si belle qui semblait m’implorer. Étais-je bien éveillé, en effet ? Ici, chez moi, a mes côtés, cette belle personne, l’honneur de l’Espagne, et en même temps ce pauvre mobilier, misérable gage de deux années de loyer que mon avare propriétaire avait négligé de saisir ! Marcella assise sur ce siège impotent, triste ruine, et autour d’elle ces meubles sans forme ! ce grabat à trois pieds, compagnon boiteux d’une table qui n’en avait que deux ; cette lampe de corne à côté de ce cornet de corne ! Sur ces planches grossières, mon maigre garde-manger de chaque jour, était étalé un fromage de Toulouse entouré d’un vieux chapelet d’aulx et d’oignons, non loin d’une moitié d’amphore qui portait un réchaud à cuire mes harengs. Seulement, ce qui relevait un peu cette misère, et ce qui lui donnait quelque chose de respectable, c’étaient quelques beaux exemplaires de mes poètes favoris : l'Iliade ; le poème d’Ulysse, si fatal à l’empire de Priam ; les Œuvres de Virgile, ornées a la première page du portrait de ce grand poète ; la Thaïs de Ménandre, la première histoire qui