Page:Maupassant - L’Inutile Beauté, OC, Conard, 1908.djvu/116

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je ne sais pas vraiment quelle fantaisie me pourrait faire lever du fauteuil où je somnole. Comme c’était simple, et bon, et difficile de vivre ainsi, entre le bureau à Paris et la rivière à Argenteuil. Ma grande, ma seule, mon absorbante passion, pendant dix ans, ce fut la Seine. Ah l la belle, calme, variée et puante rivière pleine de mirage et d’immondices. Je l’ai tant aimée ; je crois, parce qu’elle m’a donné, me semble-t-il, le sens de la vie. Ah l les promenades le long des berges fleuries, mes amies les grenouilles qui rêvaient, le ventre au frais, sur une feuille de nénuphar, et les lis d’eau coquets et frêles, au milieu des grandes herbes fines qui m’ouvraient soudain, derrière un saule, un feuillet d’album japonais quand le martin-pêcheur fuyait devant moi comme une flamme bleue ! Ai-je aimé tout cela, d’un amour instinctif des yeux qui se répandait dans tout mon corps en une joie naturelle et profonde.

Comme d’autres ont des souvenirs de nuits tendres, j’ai des souvenirs de levers de soleil dans les brumes matinales, flottantes, errantes vapeurs, blanches comme des mortes avant l’aurore, puis, au premier rayon glissant sur les prairies, illuminées de rose à ravir le cœur ;